Sept morts sur ordonnance de Jacques Rouffio : soudés face aux intrus

sept morts

L’ambition de Sept morts sur ordonnances (1975) de Jacques Rouffio ne se discute pas. Elle tient à ce scénario et à ce découpage très audacieux qui entremêlent tout le long du film deux lignes narratives : l’histoire du Docteur Losseray (Michel Piccoli) dans les années 1970, celle du Docteur Berg (Gérard Depardieu) dans les années 1960. Les deux font face au même clan, celui que dirige d’une main de fer le Docteur Brézé (Charles Vanel), qui tient une clinique avec ses quatre fils. A chaque fois, les Brézé parviendront à battre en brèche le crédit de ces concurrents qui n’appartiennent pas au même monde qu’eux, les poussant même au suicide. Car Sept morts sur ordonnance fait partie de ces films français qui dénoncèrent dans les années 1970 l’immobilisme de la société française, notamment en province, et les solidarités mal intentionnées de notables expulsant de leur milieu tout corps étranger menaçant leur position sociale et économique. Pourtant, ce n’est pas un film aussi manichéen que certains films-dossiers de l’époque.

D’une part, il ne serait pas si facile de démontrer que les agissements du docteur Brézé relèvent d’une incrimination pénale. Il fait certes chanter Berg grâce à un piège tendu dans un cercle de jeu, mais s’agissant de Losseray, il ne fait que l’inciter de manière appuyée à passer la main après un infarctus. Il n’y a ici ni corruption, ni assassinat proprement dit, et sans doute est-ce justement cela qui intéresse Rouffio, le côté insaisissable, « gazeux », de l’affaire. Brézé tire plutôt habilement parti des pathologies de Berg et de la fragilité psychologique de Losseray, qui ne s’est jamais remis d’avoir raté l’Internat de Paris, ainsi que des complexes de classe que les deux s’évertuent à dissimuler. De même, le personnage assez lâche du docteur Mathy (Michel Auclair), qui fait semblant de ne rien voir de ce qui se passe autour de lui, est davantage gris que noir. Il symbolise peut-être, dans l’esprit de Rouffio et de son scénariste Georges Conchon, la complicité passive des notables de Clermont-Ferrand.

D’autre part, Berg, est lui-même un fou furieux, un homme colérique et un mari abusif – Depardieu confère au personnage cette violence latente qu’on lui connait. Le film étant inspiré d’une histoire vraie, la personnalité du véritable Berg n’est sans doute pas étrangère à ce portrait. Reste qu’on ne parvient pas à regretter que l’ascension de Berg soit brisée net par les manigances de ce vieux filou de Brézé. Tel n’est pas le cas s’agissant de Losseray. Médecin s’inscrivant dans une tradition sociale et considérant son métier de chirurgien d’hôpital d’abord comme celui d’un fonctionnaire, c’est un homme que l’on admire. Il faut tout le talent de Piccoli, lui qui savait si bien jouer la fêlure, notamment chez Sautet (par exemple dans Les Choses de la vie et Max et les ferrailleurs), pour nous faire croire (partiellement seulement) qu’un homme aussi posé puisse soudain devenir fou.

A première vue, la limite de ce (très) bon, film, intrigant et remarquablement interprété (Piccoli, Depardieu, Vanel, Auclair mais aussi Marina Vlady et Jane Birkin), semblerait de ne pas être en mesure de trouver une explication rationnelle aux gestes de Berg et Losseray à dix ans d’intervalle. C’est la rançon aussi de sa volonté de ne pas noircir indûment les torts de Brézé, certes moralement condamnables, surtout si l’on prend pour argent comptant les insinuations de Berg sur son comportement durant l’occupation. Par exemple, pourquoi Berg tue-t-il sa femme et ses enfants avant de se suicider (c’est une des premières scènes du film ; elle est impressionnante et arrive sans crier gare, nous prenant au dépourvu) ? C’est une chose de baisser pavillon et de se donner la mort, c’en est une autre de considérer les membres de sa famille comme ses biens au point de les emporter avec soi dans la mort. Cette conception primitive et patrimoniale de la famille est encore pire que celle de Brézé ; elle aurait mérité que le film (ou ses personnages) y réfléchisse davantage. Mais peut-être aussi que ce choix de laisser dans l’ombre une partie des ressorts psychologique des personnages, de ne pas essayer de trouver une explication trop évidente à ce mystérieux et terrible fait divers, est précisément la raison pour laquelle on continue à penser au film longtemps après l’avoir vu. D’ailleurs, les images, aux cadres et aux couleurs neutres, sans fioriture particulière, restent comme à distance du mystère, comme si elles s’estimaient elles-mêmes impuissantes à le percer. Certes actes sont indicibles, certains motifs sont insondables, et alors même les explications socio-culturelles ou socio-économiques ne suffisent pas.

Strum

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13 commentaires pour Sept morts sur ordonnance de Jacques Rouffio : soudés face aux intrus

  1. roijoyeux dit :

    très intéressant je viens d’une famille de médecins en plus … par contre, tu as écrit : « … regretter que l’ascension de Brézé soit brisée net par les manigances de ce vieux filou de Brézé », c’est plutôt l’ascension de Berg !!

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  2. Ronnie dit :

    1er film vu à Paris durant mon service militaire au 2 rue Royale ..
    Merci pour le rappel, aucun souvenir cela dit… Du film, pas du service …. 😉

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  3. Pascale dit :

    Il est passé récemment dans le poste mais jai fait autre chose. Je me demande comment il a vieilli. D’après les photos… pas trop bien 🙂
    Il y a souvent il me semble des faits divers où des hommes se suicident mais avant cela massacrent leur famille. Cela tient à ceci : que vont-ils devenir sans moi ? Car l’homme est indispensable à la survie des siens..
    .
    « chez Sautet (voir ) », tu voulais mettre un exemple ? A moins que ce soit la formule « voir » pour « à voir ».

    « ne pas être mesure », il manque un petit en.

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    • Strum dit :

      Le problème de cette conception odieuse du rôle de l’homme dans la famille, c’est qu’il ne leur demande pas leur avis… En effet pour les exemples et le ‘en’ (j’ai écrit ça très vite), merci !

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  4. Pascale dit :

    Ah ben c’est sûr que face aux certitudes masculines… l’avis des autres ne pèsent pas lourd.
    Je connais des couples qui ne se séparent pas selon ce principe : que va t-elle devenir sans moi ?
    Il me semble… que les filles se posent moins cette question.
    Autre débat.

    Merci pour les exemples, j’étais curieuse de savoir car j’aime tant Piccoli. Chez Sautet il est effectivement incroyable. Mais partout ailleurs aussi… même étonnant en Monsieur Dame 🙂
    Il doit être bien vieux.

    Serais tu pressé de nous abandonner 😉 ?

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    • Strum dit :

      Je pars en vacances demain, alors j’écluse quelques derniers textes avant de partir pour vous laisser de la lecture ! 🙂 Encore un dernier texte qui sera j’espère publié ce soir et puis à moi la plage…

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  5. Pascale dit :

    Ne pèsE suffira.

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  6. Remy dit :

    Salut,

    Beau film qui n’a pas tant vieilli que ça précisément parce qu’il n’a pas à cœur de tout expliquer.

    L’acte de Depardieu se comprend assez bien: comme tu le dis, c’est tout simplement un fou, d’un narcissisme invraisemblable, qui met tout en scène y compris son suicide, pour lequel il prend soin de convoquer un témoin par téléphone.

    Ce genre de personnage ne supporte pas que les siens continuent à vivre sans lui, ils ne sont que les attributs de sa réussite

    Le geste de Piccoli est plus mystérieux donc plus passionnant : comment cet homme altruiste et généreux peut il emporter sa femme avec lui ?

    Il me semble que le film en apparence si naturaliste prend un caractère quasi fantastique : Piccoli facsiné par son double opposé est littéralement aspiré par sa destinée.

    Les éléments de cette gémellité ne manquent pas: mêmes origines modestes, même talent, même ennemi, même meilleur ami (quasiment témoin des deux suicides ) même patiente.

    Sauf que Depardieu a ce qui manque à Picoli, au moins en apparence: le génie, le charisme et la chance, ce cocktail qui convainc la même patiente de son infaillibilité alors qu’elle va décéder dans les bras de Picoli.

    On voit donc Picoli, personnage attachant par ses doutes, sombrer peu à peu dans une fascination morbide, être attiré par cet astre mort pour finir par imiter son geste et faire de rejoindre définitivement leurs deux destinées parallèles.

    Ce pourrait être un grand roman de Simenon ou de Patricia Highsmith.

    Peut être tout cela est il une interprétation un peu forcée mais c’est la force du film d’ouvrir des portes plutôt que des les fermer.

    A noter qu’il est fait allusion au passé Vichyste du personnage de Vanel alors que cet acteur (par ailleurs fabuleux !) s’est lui même très mal conduit pendant cette période: belle mise en abime dont j’ai du mal à croire qu’elle soit involontaire…,

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    • Strum dit :

      Hello Rémy. Tu en parles très bien. Ce qui est indicible dans le film est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force : le film résiste à l’analyse et a conservé un caractère impressionnant même avec le recul des années car le geste du personnage de Piccoli reste inexplicable. Sa faiblesse : ce qui sur le papier tient de la fascination de Piccoli pour son double d’il y a dix ans est imparfaitement rendu par le film (peut-etre en raison de son caractère naturaliste comme tu le dis – Hitchcock, qui avait d’ailleurs adapté Highsmith, aurait pu a contrario en faire quelque chose de formidable – ou le Polanski de la grande période plus près de nous) : je n’y ai en tout cas pas vraiment cru car ce qui relie les personnages m’est apparu moins important que ce qui les sépare, l’argument du déterminisme social ne suffisant pas à expliquer le geste final de Piccoli. Mais ça reste un film de qualité, c’est sûr.

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