Une Certaine rencontre (Love with the Proper Stranger) de Robert Mulligan : les étrangers

love with proper stranger

Le titre original est si beau que l’on préfère oublier le titre français : Love with the Proper Stranger (1963). Déjà, le très beau To Kill a Mockingbird (1962), du même Robert Mulligan, avait été traduit fort librement par Du silence et des ombres. Deux étrangers : c’est ce que sont l’un pour l’autre Rocky Papasano (Steve McQueen) et Angie Rossini (Natalie Wood) lorsque la seconde informe le premier qu’elle est enceinte de ses oeuvres après une aventure d’une nuit qui devait être sans lendemain. Ce point de départ est l’aboutissement de la plupart des comédies romantiques, comme si la narration du film se faisait à l’envers vers cette première rencontre que nous n’avons pas vue. Du reste, Angie ne pense qu’à défaire ce qui est advenu contre son gré, pareille à Mulligan défaisant les conventions du genre, et la seule chose qu’elle réclame de Rocky, c’est le nom d’un docteur qui pourrait la faire avorter clandestinement (avant 1973, l’intervention était illégale aux Etats-Unis).

On aime, dans ce film, la manière dont Robert Mulligan filme ces deux étrangers qui apprennent à se connaître dans des circonstances particulières : par des plans de coupe de leur visage, des gros plans de leur regard interrogatif, derrière lequel se devine le travail de leur conscience. La conscience de Rocky lui dicte d’aider la jeune femme, tandis que celle-ci, surveillée par ses frères italiens, ne rêve que d’indépendance, précisément ce qu’un enfant ne saurait lui donner. Leur immaturité affective est telle qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, cet amour naissant qui vient à l’envers, après que l’irréversible (ou presque) ait été commis ; encore moins sont-ils capables de l’exprimer par des mots. On ne compte pas les plans où c’est au spectateur de traduire en pensée les jeux de regard entre Rocky et Angie.

On aime la façon dont Mulligan filme une salle de spectacle qui se remplit lentement, les rues new-yorkaises noires de monde où Angie n’est qu’une femme dans la foule, la diaspora italienne, chaleureuse et excessive, exubérante et travailleuse, prenant son élan dans des appartements familiaux exigus où siège la mama, une décennie avant que Coppola et Scorsese ne donnent des italo-américains une image de mafieux. L’un des plus beaux plans du film est un contre-champ montrant la famille d’Angie la regarder quittant l’appartement en claquant la porte. Toute la détresse du monde se lit alors sur leur visage silencieux car Angie est une fleur qu’ils essaient maladroitement de protéger de la foule anonyme. C’est quand ce film flirte avec le mélodrame qu’il est le plus beau, en particulier dans la longue séquence qu’occupe la tentative d’avortement d’Angie. Tout ce passage est superbe, tout est dit sans un mot, le caractère sordide de la pièce où l’avortement doit avoir lieu, le traumatisme que cela représenterait pour Angie qui ne parvient pas à se déshabiller, l’intervention de Rocky qui s’avise soudain qu’il ne peut supporter cela. Et lorsque les deux reviennent en taxi et que sur leur visage apparaissent en surimpression les néons de la ville, comme un miroir aux alouettes dansant devant ce couple naïf et innocent, on se dit que l’on tient là un grand film. A ce stade encore indéterminé de la narration, on ne sait encore si l’on regarde un drame ou autre chose et c’est cette singularité qui le rend si beau.

Pour une mystérieuse raison (souhait du producteur ou défaut structurel), le dernier tiers du récit tombe dans tous les travers qu’il avait évités jusque-là, devenant une comédie romantique conventionnelle reposant sur un faux suspense, lequel est de savoir qui de l’enveloppé et maladroit Tom Bosley (celui de Happy Days) ou du séduisant Steve McQueen, amoureux transi et père de son enfant, Natalie Wood va choisir. Certes, on rit de quelques gags mais ce film jusque-là si fin et si sensible sonne soudain faux dans une scène de dispute peu compréhensible entre Rocky et Angie avant l’inévitable happy end. Peu compréhensible car leur immaturité et leur naïveté ont leurs limites. Aussi préférera-t-on retenir de ce joli film, doux-amer en même temps que gros d’espoir, ses deux premiers tiers où germe un bonheur d’autant plus beau qu’il est encore incertain. La musique d’Elmer Bernstein est très belle.

Strum

PS : Une Certaine rencontre (Love with the Proper Stranger) est actuellement en reprise à la Filmothèque du quartier latin à Paris.

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18 commentaires pour Une Certaine rencontre (Love with the Proper Stranger) de Robert Mulligan : les étrangers

  1. lorenztradfin dit :

    Vu il y a 20? Années….tu donnes envie de le revoir. ….

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  2. Ronnie dit :

    Mulligan, son été 42 ou son oiseau moqueur 😉
    Pas vu celui-ci, à l’occasion why not.
    ++

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  3. Martin dit :

    Excellente chronique, à laquelle je souscris presque totalement. J’ai découvert le film samedi et je me suis régalé. Tout ça me donne envie de voir d’autres Mulligan !

    Tu as raison, Strum : le dernier tiers est un peu plus faible, mais je lui ai trouvé quelques qualités : son humour dans les scènes chez l’amoureux transi d’Angie et la maladresse de cette dernière m’a permis de souffler après la tension des scènes chez la pseudo-doctoresse. Dans la première partie, j’ai particulièrement aimé la longue scène à deux, quand Angie et Rocky se cachent de ses frères à elle dans l’atelier de son père à lui. Et ce passage silencieux dans le taxi, oui.

    Je n’arrive pas à comprendre que le film soit tombé dans l’oubli.

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    • Strum dit :

      Merci Martin. La scène avec la mama de Bosley est assez marrante en effet. Dans la première partie, c’est toute la séquence qui commence le matin quand ils se retrouvent comme deux étrangers jusqu’à leur retour en taxi qui est formidable. Mulligan est un cinéaste sensible sans avoir un style visuel distinctif, c’est peut-être pour cela qu’il est un peu oublié par rapport à d’autres cinéastes plus immédiatement reconnaissables.

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  4. dasola dit :

    Bonjour Strum, je suis en train d’écrire un billet sur ce film vu il y a une semaine. J’y suis allée pour Natalie et Steve. Je suis mitigée. La séquence du début est en effet très bien : une salle vide qui se remplit de musiciens qui courent le cachet. D’ailleurs, c’est dommage que l’on voit pas de musiciens en train de jouer même si ce n’est pas le sujet du film. New-York en noir et blanc en 1964 vaut la peine. En revanche, je trouve le couple McQueen/Wood ne joue pas sur le même registre. Natalie Wood joue avec ses beaux yeux noirs mais elle est un peu terne. Steve McQueen ne semble pas très à l’aise par moments. La scène de l’avortement est en effet marquante. Et je suis d’accord que la dernière partie est ratée et un peu grandiloquente: le baiser au milieu de la foule. Bon.. Ce film est une curiosité.

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    • Strum dit :

      Bonjour dasola, ça reste un joli film quand même. Wood et McQueen ne jouent pas sur le même registre mais cela participe de la gêne que l’on ressent entre eux au début. Certes un peu décevant par rapport à sa réputation.

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  5. Bonsoir Strum. Mulligan a été un de mes cinéastes « méconnus » préférés quand dans les années 1970-80 « du silence et des ombres  » n’était pas encore reconnu tout à fait, du moins en France,pour ce qu’il est aujourd’hui, un classique et un trés beau film. Je guettais les rétrospectives « nouvel Hollywood » des salles parisiennes, à l’époque J’ai pu voir ses films principaux jusqu’à « bloodbrothers » 1978 (avec Richard Gere). Il m’en manque trois quatre dont la Poursuite du Bonheur. Mais ses premiers films, à part « Prisonnier de la peur » ne sont pas trés réussis ou personnels. Je ne saurais donc conseiller aux curieux de se pencher sur la carrière de ce réalisateur trop discret, sensible, et qui est surtout un directeur d’actrices car Il a travaillé avec Nathalie Wood, mais aussi Lee Remick, Sandy Dennis et Barbara Hershey et leur a donné de jolis rôles. Ses films les plus connus et parmi les plus réussis sont ceux produits par Alan Pakula, une collaboration fructueuse entre 1962 et 1967. Outre ceux cités, (l’utilisation du silence aussi dans la séquence finale de « Un été 42 »), il faut absolument voir The Other (L’autre) de 1972, un des films les plus fascinants, troublants sur l’enfance et le Mal. Son chef-d’oeuvre à mon sens. Mais aussi « l’homme sauvage » (1969) un beau western avec Gregory Peck et Eva Marie-Saint.J’aime aussi beaucoup « Daisy Clover » (1965) avec Redford et Nathalie Wood, sur l’envers de Hollywood.  » The Nickel Ride » est quasiment invisible et son échec l’a éloigné des studios durant 4 ans. Un réalisateur attachant au final.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Jean-Sylvain, merci pour ce riche commentaire. Vous n’êtes pas le premier à me parler de L’Autre, que je n’ai pas encore vu et que je tiens absolument à voir – je le possède en DVD. Dans les semaines/mois à venir certainement.

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  6. Pascale dit :

    J’ai vu l’article dans Télérama.
    Et toi tu fais exploser mon budget Dvd.
    Les titres de Mulligan devraient être interdits de traduction.

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  7. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Un film à voir, ne serait-ce que pour les acteurs. Quel beau couple et quelle belle photo que celle-là : http://livresque-sentinelle.blogspot.com/2015/02/une-photo-en-passant-steve-mcqueen-et.html
    Qui donne le sourire et une pointe au coeur tout à la fois.

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