L’Homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam : le film qui rend fou

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Il serait injuste d’attendre davantage de L’Homme qui tua Don Quichotte (2018) au prétexte que sa gestation, abondamment chroniquée, fut longue et incertaine. Mais on peut saluer l’obstination de Terry Gilliam, et se réjouir par principe de son existence, tout en considérant peu convaincant ce film bâti sur une idée de départ le condamnant par avance. Cette idée, la voici : réaliser un film non pas sur Don Quichotte mais sur un réalisateur qui essaie sans succès d’adapter Don Quichotte. On suit donc, au départ, les mésaventures de Toby (Adam Driver) aux prises avec des trucages mécaniques ne fonctionnant pas, la barrière de la langue espagnole, des villageois récalcitrants, des producteurs hystériques ou indifférents, mésaventures où Don Quichotte (Jonathan Pryce) n’est qu’un personnage secondaire surgissant du grenier des souvenirs et symbolisant si bien les ennuis de Toby que celui-ci, pris pour Sancho Panza, se retrouve contraint de suivre le chevalier à la triste figure sur les routes poussiéreuses de la Sierra Morena.

Cette mise en abyme a sans doute valeur d’exorcisme pour Gilliam, qui lutta si longtemps contre la malédiction d’un film irréalisable. Elle est également fidèle par sa nature au Don Quichotte de Cervantes qui inventa, en 1605 (première partie) puis 1615 (deuxième partie), à la fois le roman et le méta-roman, mélangeant réel et légende et conscient de sa propre existence puisque l’on trouve des exemplaires du premier Don Quichotte dans sa seconde partie. On ne peut soupçonner Gilliam de mal connaitre Don Quichotte ; il s’en était indirectement inspiré, déjà, dans The Fisher King et surtout dans Les Aventures du Baron de Münchhausen (son plus beau film) où l’on ne savait ce qui relevait de l’invention ou d’exploits réels et où l’art était un moyen d’affronter la réalité.

Hélas, en plaçant ainsi au centre de son film, au lieu de Don Quichotte, un réalisateur bien peu sympathique, payant ses extravagances et ses prétentions, Gilliam prive son film d’une âme suffisamment forte pour le porter. Au fur et à mesure qu’après l’intriguant prologue, s’enchaînent frénétiquement des épisodes picaresques, voire kafkaïens, s’emboîtant les uns dans les autres, comme une chute dans un puits sans fin, on finit par se désintéresser du sort de Toby, même lorsque certains épisodes font lointainement écho au roman. Et ce d’autant plus qu’une intrigue amoureuse inutile vient se greffer à l’ensemble quand Toby tente de sauver une jeune apprentie actrice espagnole des griffes d’un oligarque russe avec lequel la production s’est acoquinée. Non seulement Don Quichotte est repoussé aux marges du récit, assassiné, mais on lui ôte sa Dulcinée. L’absence de Sancho Panza, le vrai, celui qui allie bon sens et génie de la formule, qui joue le rôle de caisse de résonance et de complice du lecteur dans le roman, se fait également cruellement ressentir car c’est par lui que passaient les émotions et éclataient les rires.

Le pessimisme du film, quoique cohérent avec le pessimisme foncier du cinéma de Gilliam quant à l’impuissance de l’imaginaire à pouvoir sauver les hommes de la réalité, achève de convaincre que la malédiction du film inachevé n’a pas été vaincue et que le cinéma, ici représenté comme un cirque creux, a eu raison de lui. A l’instar de l’ange de la mort de Münchhausen, la malédiction était toujours là qui observait d’en haut, tapie dans l’ombre, et elle a emporté le Don Quichotte rêvé de Gilliam (de celui-ci, on ne voit que quelques plans en noir et blanc, plus simples et plus beaux que tout le reste ; c’est lui que l’on aurait aimé voir) pour lui substituer ce méta-film qui tourne sur lui-même comme une toupie et s’enivre de trop de fêtes, trop de baroque, trop de personnages passant furtivement pour la galerie, trop de désespoir enfin, enivrement des sens dont la folie est la seule issue possible – ultime instant de lucidité. Après tout, Welles lui-même n’était pas venu à bout de Don Quichotte. Quelques éclairs, quelques beaux plans, luisent ici et là dans ce tableau mouvant et tourmenté.

Strum

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28 commentaires pour L’Homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam : le film qui rend fou

  1. Salut Strum
    100% d’accord avec ta chronique au point que tu me coupes un peu l’herbe sous le pied 😉
    Ma chronique sur mon blog est à venir. Elle sera articulée différemment mais aboutira bel et bien aux mêmes conclusions.

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    • Strum dit :

      Hello. Ah, désolé, mais je suis sûr que tu diras les choses de manière différente même si nous partageons le même avis sur le film – je lirai en tout cas ta chronique avec intérêt. 😉

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  2. Ywan Cooper dit :

    C’est super bien écrit et j’aime le format. Merci !

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  3. Ywan Cooper dit :

    À l’inverse de certains blogueurs qui se font de la pub – je vise personne en particulier –, je pense ce que je dis en commentaire.

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  4. J.R. dit :

    Salut,
    Je n’ai jamais aimé un seul film de Terry Gilliam, sauf peut-être Les Aventures du Baron de Münchhausen… Mais j’aime tellement plus l’original. Non que j’ai raison, et que je sois plus lucide, en fait je ne l’avais jamais bien compris… Je le retrouve là dans cette description : « [un film] qui tourne sur lui-même comme une toupie et s’enivre de trop de fêtes, trop de baroque, trop de personnages passant furtivement pour la galerie ». Le côté désespéré de son œuvre m’apparaît maintenant comme une évidence grâce à ces quelques lignes : « l’impuissance de l’imaginaire à pouvoir sauver les hommes de la réalité ». Qu’est ce que j’ai pu détester Brazil, me sentant « culturellement coupable », tant ce film était adoré… à 40 ans passé, heureusement, je n’ai plus ce genre de culpabilité morbide : )
    J’avais il y a quelque temps abandonné la lecture du Quichotte que je viens de reprendre : j’avais des réserves à causes des situations que je trouvais trop répétitives. Mais Sancho prend heureusement de plus en plus de place dans le roman, et je suis bluffé par sa modernité, c’est au roman, ce que le Prince de Machiavel est au pouvoir, ce que Galilée est à la science, il marque un moment fondateur de la modernité.

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    • Strum dit :

      Hello J.R. Je continue de beaucoup aimer pour ma part Les Aventures du Baron de Munchhaüsen qui vieillit très bien je trouve et où le pessimisme parvient à émouvoir. C’est son meilleur film. Cela dit je n’ai pas vu l’original. J’avais bien aimé Fisher King à sa sortie. J’ai des souvenirs plus mitigés ou moins clairs de Brazil (et en effet, c’est un film culte) mais je ne l’ai pas vu depuis très longtemps. Sinon, Don Quichotte c’est formidable et j’aime énormément moi aussi le personnage de Sancho. Qu’est-ce que j’avais rit en lisant ce livre génial !

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  5. Grégoire dit :

    Adam Driver est si laid… Cela m’empêche de m’intéresser à ces films. Je le trouve proprement hideux. Et je sais qu’il est également un tocard de première dans la vraie vie.

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    • Strum dit :

      Bonjour. Son physique particulier ne l’empêche pas d’être assez bon acteur et ce qu’il est dans la vraie vie ne compte pas au cinéma. Surtout, certains grands acteurs sont/furent très laids, notamment Michel Simon.

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      • Grégoire dit :

        Et est-ce que ce qu’ont fait Woody Allen, Roman Polanski et d’autres ne compte pas non plus, au cinéma?^^

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        • Strum dit :

          Ah, c’est un autre sujet, sur lequel c’est à chacun de se faire sa propre opinion. Déjà, pour Allen, on ne connait pas la vérité – les affirmations de Farrow sont vigoureusement contestées par un autre enfant adopté. Ensuite, on peut être un salaud et un grand artiste, car il n’y a pas de corrélation entre le talent et la moralité, les exemples sont nombreux.

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          • Grégoire dit :

            Je vous rejoins entièrement sur ce point !
            N’empêche que ce que je sais d’Adam Driver, plus sa tronche dégueu, me prive d’apprécier ses films et je le trouve trop omniprésent.

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  6. J.R. dit :

    Je n’emploierai pas les expressions de @Grégoire au sujet d’Adam Driver, mais j’avoue lui devoir mon plus grand fou-rire au cinéma, lorsqu’il enleva son masque dans le énième Star Wars (films dont on devrait un jour m’expliquer le sens, parce que je ne suis pas anglophone : Les Guerres de l’Étoile ! J’imagine qu’on fait référence à l’Étoile Noire, mais pourquoi Les Guerres ?)

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    • Strum dit :

      Star Wars en anglais signifie « Les Guerres des étoiles » car c’est un film de guerre (il y a plusieurs guerres qui s’étalent dans le temps) qui se passe dans les étoiles. 😉 (NB: le « Star » ne prend pas de « s » car il est utilisé ici comme un adjectif et les adjectifs ne s’accordent pas en anglais)

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  7. Pascale dit :

    Je lis rarement les commentaires qui sont nombreux et très longs (et très savants) chez toi 🙂 mais là j’avoue que la laideur d’Adam Driver et les vilaines choses (que je ne connais pas) qu’il fait… c’est un grand moment hilarant…
    non quand même pas…
    mais étrange et un peu drôle !
    Intrigant aussi. Je me demande bien quel salaud il est.
    Mon côté people est en alerte.

    Pour le film… je vais y aller (ma baisse de rythme et d’envie actuels ne faiblit pas :-(‘ ) car j’aime Terry Gillian. Mon préféré est Fisher King encore plus cafardeux que Brazil.
    Je suis déçue que tu n’aies pas aimé. Je préfère quand tu aimes et me donnes envie.
    N’ayant pas lu Cervantes je serais sans doute moins exigeante.

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    • Strum dit :

      Je suis le premier déçu car je préfère aimer également. Mais à partir d’un moment, je suis sorti du film. Cervantes, c’est vraiment très bien et très drôle. PS : je n’ai aucune idée non plus de ce qu’Adam Driver a pu faire, mais ça ne m’intrigue pas trop. 🙂

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  8. Pascale dit :

    Et bien finalement je te trouve bien indulgent. QUEL ENNUI !
    Et je suis d’accord, le film qu’on a envie de voir c’est le film de fin d’étude en noir et blanc.
    J’ai eu l’impression qu’à un moment Adam Driver s’en fichait un peu aussi et qu’il baladait sa grande carcasse sans conviction et puis il se ressaisit…
    Jonathan Pryce se démène comme un diable mais je n’y ai pas beaucoup cru.
    Euh… le personnage d’Olga Kurylenko !!! Je n’ai pas de mot…

    P.S. : manifestement il n’a tué personne et n’a pas été « balancé »… Bref, je m’en fiche un peu/beaucoup aussi.

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  9. Pascale dit :

    Tous les ingrédients sont là. C’est magnifiquement filmé et on sent la matière bouillonnante qui anime l’esprit de Gilliam mais comment est-ce possible de s’ennuyer autant alors que c’est assez trépidant ?

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  10. tinalakiller dit :

    Comme tu l’as lu, j’ai énormément aimé ce film généreux, plus malin qu’il en a l’air, même si je comprends qu’on puisse être sceptique sur certains points.

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    • Strum dit :

      Oui, j’ai vu et tant mieux si tu y as trouvé ton compte. Pour ma part, ce film raté m’a surtout donné envie de revoir Les Aventures du baron de Münchhausen et Fisher King où Gilliam traite les même thèmes avec plus de maîtrise et d’émotions. C’est toujours ça de pris.

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  11. Escrocgriffe dit :

    Pour moi c’est un chef d’oeuvre…

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    • Strum dit :

      Bonjour. Je suis ravi que certains le considèrent comme tel, car c’est le genre de film personnel qu’il faut défendre aujourd’hui, même si en l’espèce, le film est pour moi décevant sur le plan de l’éxecution en dépit de l’intérêt de ses thèmes.

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  12. Florence Régis-Oussadi dit :

    Terry Gilliam a du mal à contenir et structurer ses films, ça part souvent dans tous les sens, sauf quand il s’appuie sur une oeuvre préexistante. Mais quand c’est réussi, ça va très loin (le terme « visionnaire » lui va très bien). « Brazil » est un film absolument culte pour moi car je suis devenue cinéphile en partie à cause de lui. C’est un film-cerveau ou un film chaudron plein de fulgurances. J’adore aussi « Fisher King » que j’ai vu des dizaines de fois. Il a l’air plus simple mais en fait il réussit à créer du Moyen-Age en plein NewYork et là aussi à nous faire partager les visions d’un cerveau malade. Et puis c’est un film qui déborde de générosité (à tous les sens du terme). Il m’a fallu plus de temps pour aimer Munchausen mais le film est merveilleux, notamment par son hommage réussi au cinéma de Méliès (et dire que ça partait d’un manque de moyens!) « L’Homme qui tua Don Quichotte » n’est pas pleinement abouti mais au moins il y a une colonne vertébrale dans le récit.
    Quant à Adam Driver, je le trouve fascinant. Son étrangeté dérange visiblement, ça explique sans doute les films employant des gravures de mode à la place d’acteurs…

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    • Strum dit :

      Dans L’Homme qui tua Don Quichotte, cela part dans tous les sens en effet. Je garde de très bons souvenirs moi aussi de Brazil, Fisher King et Le Baron de Munchausen, mais j’ai vu les deux premiers il y a si longtemps qu’il faudrait que je les revois pour savoir si le charme opère toujours.

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