Johnny Guitare de Nicholas Ray : les sentiments maîtres des destinées

 

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Johnny Guitare (1954) de Nicholas Ray est un western tout entier guidé par des sentiments : l’amour du pistolero Johnny Logan (Sterling Hayden) pour Vienna (Joan Crawford) qui l’incite à revenir auprès d’elle, l’orgueil blessé de Vienna qui conçoit le rêve d’une autre vie dans une ville nouvelle où passera le chemin de fer, la haine d’Emma (Mercedes McCambridge) envers Vienna qui lui a volé le Dancing Kid (Scott Brady), l’amour sans retour d’Emma pour le Kid, l’amour déçu du Kid pour Vienna, l’amour caché de Tom (John Carradine) pour Vienna toujours, la peur de McIvers (Ward Bond) qui craint Emma et l’avancée de la civilisation. C’est une ronde qui n’en finit pas. Hors ces sentiments, le monde du film, les lieux, existent à peine. Johnny Guitare est un western sans paysages ou presque car Ray est tout occupé à filmer des sentiments, transposant dans le western une intrigue de mélodrame. Cette victoire du subjectivisme des sentiment sur les paysages se retrouve jusque dans l’usage, d’une fréquence inhabituelle pour un western, des transparences et des décors peints (rare incursion du chef opérateur Harry Stradling dans le genre). Quand Johnny et Vienna vont en ville et que le paysage défile en transparence derrière leur charriot, c’est comme s’ils ne le voyaient plus, trop occupés de leurs sentiments. Johnny le dit lui-même à Vienna : par la force des sentiments, on peut oblitérer le monde réel et lui en substituer un nouveau. La magnifique musique de Victor Young, l’une des plus belles composées pour un western, n’est pas en reste : elle vient du coeur elle aussi.

On prend en cours de route cette histoire qui d’un point de vue narratif est construite comme une pièce de théâtre. Tout ce qui a uni Johnny, Vienna, Emma, le Kid par le passé est hors champ, dans les coulisses du passé, et nous ne le verrons pas. Nous n’arrivons qu’après la cristallisation des sentiments, qu’au moment de leur éruption, flammes rouges et jaunes sortant d’un volcan (quelles couleurs éclatantes !). Toute la première séquence du film dans le saloon de Vienna, ce lieu étrange planté au milieu de collines arides et surgissant des brumes, est comme le premier acte des évènements à venir, où apparaissent sur scène (une scène aux murs orangés, pareille à une caverne à rêves) l’ensemble des protagonistes du film : un mystérieux cowboy porteur de guitare, une tenancière de saloon nouvellement installée, de grands propriétaires qui veulent la chasser de la ville, argument éprouvé du western. Les plans d’ensemble de Ray, découpés en champs-contrechamps, distinguent d’ailleurs d’emblée deux camps : d’un côté Emma, McYvers et leurs affidés, les grands propriétaires, de l’autre, seule dans le champ, Vienna. Puis les plans rapprochés n’encadrent plus que deux femmes se faisant face : Vienna et Emma, autour desquelles tournent les hommes comme des satellites, surtout autour de Vienna. C’est le seul classique du western où les deux antagonistes principaux sont des femmes, improbable confrontation. Les dialogues sont excellents et pleins de trouvailles, mais ils ne servent que de paravents à la bataille des sentiments que se livrent Vienna et Emma, jalouse jusqu’à la folie (Mercedes McCambridge est formidable dans le rôle). Les sentiments, plus que les raisonnements, sont les maîtres des destinées des personnages. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des destins.

Johnny Guitare n’est pas sans faiblesses. On peut y déceler certaines facilités scénaristiques (ce qui ne saurait surprendre dans un film où les sentiments priment sur la rationalité de l’intrigue) et Sterling Hayden dans le rôle-titre est trop raide et assez falot. On se demande parfois ce qu’un Burt Lancaster ou un Kirk Douglas aurait apporté au rôle. Un supplément d’âme et de vitalité sans doute. Mais pas au point d’éclipser Joan Crawford, inoubliable Vienna, certes trop âgée pour le rôle par rapport aux hommes qui la courtisent, mais qui du coup arbore un visage marqué et terrible, un masque hiératique où flamboie sous de noirs sourcils arqués une lueur bleutée. Tous les plans de son visage furent tournés en studio avec une lumière voilée afin d’atténuer les atteintes du temps, ce qui renforce encore son caractère presque irréel. Son saloon est à son image, imposant et flamboyant, où brille le vert des tapis de jeux, saloon qui est le produit de son orgueil blessé. A son image aussi, ce plan baroque et célèbre, un de ceux qui ont assuré au film sa postérité, où l’on voit Vienna jouer au piano à queue sur une estrade dans la grande salle du saloon en attendant Emma et McYvers. Vision presque irréelle. Irréelle aussi la bande de McYvers habillée de noir après un enterrement et envahissant le saloon comme des émissaires de la mort venus chercher Vienna. Le film fait si bien conte parfois que Truffaut écrivit que Johnny Guitare était La Belle et la bête du western, et pour lui qui aimait tant Cocteau, c’était un grand compliment. Le cauchemar finira quand ce qui le nourrissait disparaitra : la haine irrationnelle d’Emma.

On a parfois vu dans Johnny Guitare une critique du maccarthysme au motif qu’il raconte une chasse aux sorcières, ou plutôt à la sorcière. C’est en tout cas ce qu’a affirmé Philip Yordan, scénariste du film, quoique selon certaines sources, Jordan servit en réalité de prête-nom au véritable auteur Ben Maddow, précisément blacklisté à cause du maccarthysme.

Strum

PS : Johnny Guitare est actuellement en reprise à Paris dans une version restaurée au Christine 21.

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13 commentaires pour Johnny Guitare de Nicholas Ray : les sentiments maîtres des destinées

  1. J.R dit :

    Sterling Hayden falot… Ah non cette fois j’suis pas d’accord : ) Pour moi il est parfait dans ce film en trucolor… Le trucolor dit tout: quel rouge, quel vert, quel bleu! Tout est aberrant !

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    • Strum dit :

      Les couleurs sont formidables en effet. Mais oui, sinon, Sterling Hayden ce n’est pas ma tasse de thé. Il lui manque du charisme et je le trouve un peu raide. Il fallait bien que nous ne tombions pas d’accord à un moment ou un autre. 🙂

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  2. modrone dit :

    Moi non plus je ne trouve pas Sterling Hayden si falot. Pas d’accord du tout. Mais les deux femmes sont ells, plutôt, costaudes.

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  3. Strum dit :

    Oui, les deux femmes sont impressionnantes. Pour le reste, les préférences en matière d’acteurs ont souvent quelque chose d’assez subjectif.

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    • J.R dit :

      Pour en finir avec Sterling je dirais qu’il a de l’allure… Lancaster, et surtout Douglas, n’aurait pas donné toute la place à Crawford qu’il aurait dominé. Sterling s’efface devant Vienna, il a de la classe et une belle dégaine. Bien sûr que l’appréciation d’un acteur est subjectif, on s’identifie ou pas… Moi je suis le contraire de Hayden c’est pourquoi je lui trouve du style.

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      • Strum dit :

        Bien sûr, il a de l’allure et une prestance, je ne le nie pas. Mais dans le film, peut-être à cause de sa raideur, il ne fait pas passer grand chose, je trouve, il ne m’émeut pas avec que c’est un film où les sentiments guident les actions de tout le monde. Après, tu as raison, avec Lancaster ou Douglas, Crawford n’aurait pas eu la même place et peut-être que Ray a choisi à dessein un acteur plus en retrait et avec moins de charisme que ces deux monstres sacrés.

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  4. princecranoir dit :

    Joli papier pour un bien bon film !
    Peut-être le film le plus célèbre pour sa chanson plutôt que pour son histoire. « quel rouge » en effet comme disait mon prédécesseur en ces colonnes ; tu as rappelé la position politique du scénariste, mais il ne faudrait pas oublier les accointances plutôt à gauche du réalisateur et de l’acteur Sterling Hayden… Acteur falot ? et tu lui aurais dit en face ? 😉

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    • Strum dit :

      Merci, très belle chanson, avec ce très beau thème de Victor Young. Dans le même fil, on peut aussi rappeler le positionnement politique au contraire très à droite de Ward Bond qui fut un maccarthyste convaincu (au contraire de son ami Ford). Hayden était classé à gauche, mais donna des noms à l’HUAC lors de la chasse aux sorcières. Sinon, un peu falot et trop raide à mon goût, je le maintiens, et dieu merci, je n’ai pas besoin de le dire en face de ce géant. 😉 On ne peut pas plaire à tout le monde.

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  5. J.R. dit :

    Ce sont les sentiments ou les pulsions qui brouillent la réalité? Il y a du Buñuel chez Ray : ce sont deux naturalistes pour qui la nature n’est pas forcément en adéquation avec le réel. Johnny Guitare commence, un peu, comme le El de Buñuel par une exploitation « industrielle » dans un canyon… Je trouve Ray meilleur en couleur, et en effet, Party Girl, est un des sommets de son œuvre (il faut aussi revoir La Fureur de Vivre, un chef d’œuvre!). Bon on pourrait en discuter longtemps mais c’est le propre des grands films.

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    • Strum dit :

      Peut-être que sentiments et pulsions désignent la même chose, les premiers dans un temps long où l’on nomme les choses, les seconds dans un temps court où on les subit. Je ne vois pas en Ray un naturaliste comme Bunuel, et chez Bunuel, il y a ce fond surréaliste qui prétend effacer les frontières mises en place par la culture et la civilisation. D’ailleurs, j’ai envie de chroniquer plus de Bunuel. Mais je ne connais pas assez bien Ray pour en parler sans hésitation. Et je n’ai toujours pas vu la Fureur de vivre. J’aimerais bien revoir Party Girl qui m’avait fait très forte impression quand je l’ai vu il y a 20 ans et qui reste mon préféré. Mais tout cela nous conduit dans une discussion qui dépasse Johnny Guitare et on pourrait en effet en discuter longtemps. Et pour continuer à discuter en dépassant le cadre de Johnny Guitare, il faut aussi que je rechronique des Ford. Qu’elle était verte ma vallée sera le prochain.

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      • J.R. dit :

        Qu’elle était verte ma vallée est mon film préféré. J’ai cependant l’impression que Ford ne séduit guère les nouvelles générations de cinéphiles 2.0, qui préfèrent Kubrick et le nouvel Hollywood, et chez les classiques Hitchcock et Howard Hawks. Difficile aujourd’hui à l’heure de la performance, d’expliquer ce qu’il y a de génial dans le pauvre Steamboat round the bend, et pourquoi Mogambo est un chef-d’œuvre malgré sa jungle de studio. Un ami a vu Le fils du désert dernièrement sur arte et trouvé que le film était bien allumé… L’humour fordien est jugé grossier et surtout on divise son oeuvre en films mineurs et majeurs : sous-entendu que Ford est parfois bon parfois mauvais, qu’il est inconstant et porté sur la bouteille. J’adore le Mouchard, il fait sourire aujourd’hui… Donc oui chroniquez plus de Ford, c’est bien, mais je doute que les lecteurs ne continuerons pas de lui préférer Peckinpah ou Leone, ce qu’aucun n’aurait osé jadis. Longue vie au blog, s’il y a plus de Buñuel et de Ford au programme alors tant mieux.

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        • Strum dit :

          C’est vrai que Ford ne séduit pas toujours les jeunes cinéphiles, mais je n’en dis pas plus car nous aurons l’occasion de reparler de Quelle était verte ma vallée dès demain… 😉

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