Phantom Thread de Paul Thomas Anderson : fil fantôme

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Dans Phantom Thread (2018), Paul Thomas Anderson continue de tisser la broderie d’un thème plus ou moins invisible, plus ou moins fantôme, dans ses films, depuis au moins There will be blood (2007) : celui de la lutte pour la domination entre les êtres. Il y a ici quelque chose qui relève du « motif dans le tapis » cher à Henry James, l’idée que ce qui compte doit demeurer caché. Le motif dans le tapis est ici littéralement une pièce cousue dans la doublure des vêtements de Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis), un styliste de haute couture qui réalise des robes pour la haute société européenne. Cette pièce est le plus souvent une étiquette marquée d’un nom ou d’une bénédiction (« never cursed » par exemple), mais lui-même porte dans la doublure de ses vestes une boucle des cheveux de sa mère disparue. C’est que cet homme superstitieux et méticuleux croit que « les morts veillent sur les vivants », ce qui autorise un rapprochement encore plus étroit avec Henry James puisque cette idée des morts qui restent est au coeur de toute son oeuvre (Truffaut l’avait bien compris dans La Chambre Verte qui adaptait James).

Ce fil invisible, Paul Thomas Anderson le coud ici au revers d’une histoire qui ressemble de loin à un conte de fées, du moins au début lorsque Woodcock rencontre une jeune serveuse, Alma (Vicky Krieps), qu’il sort de sa condition pour en faire son modèle de prédilection. Vu de plus près, cependant, le conte a une drôle d’allure. En fait de prince charmant, Woodcock est un créateur tyrannique qui a besoin d’un silence absolu pour créer, comme s’il vivait lui-même dans le monde mutique des morts, celui où réside, croit-il, l’esprit de sa mère veillant sur lui. Quant à Alma, elle ne ressemble en rien à Galatée, la statue inerte et fidèle créée par Pygmalion selon le mythe d’Ovide. Alma sait ce qu’elle veut, et dès leur première rencontre, lorsqu’elle remet à Woodcock un petit papier qu’elle a griffonné à l’avance, il est clair qu’elle possède une volonté de fer (« I want… », répète-t-elle plusieurs fois) et qu’elle sera difficile à briser, au contraire des autres modèles de Woodcock. Alma, c’est une Galatée qui résisterait à Pygmalion chez Ovide, une Eliza Doolittle qui prendrait l’ascendant sur Henry Higgins dans My Fair Lady, une poigne d’airain derrière un visage au contour délicat, presque mou, qui rosit parfois comme une fleur. D’emblée, elle devine que Woodcock est un homme plus faible qu’il n’y paraît, qui ne peut supporter l’entre-deux, qui ne peut vivre que dans la domination absolue ou l’asservissement consenti, comme s’il attendait le retour de sa mère, à laquelle Alma entend se substituer. Son nom qui signifie âme en espagnol, ou nourrir ou élever en latin n’a sans doute pas été choisi au hasard par le malicieux Anderson (de même que le nom ironique de l’homme), et dans la scène où le fantôme de la mère apparaît, il prend un caractère prémonitoire, Alma devenant la nouvelle Alma mater de Woodcock, le tirant hors du monde des morts d’Henry James pour le façonner à sa guise, Alma « l’étrangère« , comme elle est appelée (son accent trahit sa condition d’immigrée), renversant alors complètement le mythe de Pygmalion.

Sous le couvert feutré du Londres de la haute société de 1950, sous l’ornement d’une histoire d’amour devenant emprise, Paul Thomas Anderson raconte ainsi à nouveau une lutte pour la domination entre deux êtres, comme il racontait une lutte entre un capitaliste et un homme d’église dans There will be blood, ou une lutte entre un gourou et son proche entourage dans The Master. Il y parvient en s’écartant des conventions du genre gothique anglais, petit écart qui fonde la singularité du film. Ainsi, Cyril (Lesley Manville), la soeur de Woodcock, n’est pas le personnage hitchcockien qu’elle semble être de prime abord, n’est pas une parente éloignée de la gouvernante de Rebecca d’Hitchcock. Car ce n’est pas son frère qu’elle protège, et contre toute attente, elle devient une alliée d’Alma dans sa conquête (conquête est bien le mot) de Woodcock, qui se retrouve esseulé dans le triangle que forment ces trois-là. Autre écart visible : le motif des champignons vénéneux qui ne servent pas ici à tuer mais à affaiblir la victime, marquant un pas supplémentaire dans l’entreprise de domination à l’oeuvre. De même, l’intérieur immaculé de la maison du couturier Woodcock est filmé par Anderson avec des mouvements de caméra ordonnés rendant compte de la méticulosité du maître des lieux, mais sa caméra le suit aussi avec un effet d’anamorphose lorsqu’il roule à toute vitesse en voiture, vitesse qui ne concorde plus avec ce monde figé et fait voir que son decorum et sa lumière tamisée (Anderson assure lui-même la photographie du film) ont pour objet de mieux contrôler les pulsions et les superstitions qui y coulent de manière souterraine.

Ces écarts, ces pas de côté, sont en réalité permanents et se retrouvent jusque dans la musique omniprésente de Jonny Greenwood, dont les compositions néo-romantiques fort réussies font mélodiquement penser, parfois à du Beethoven, d’autres fois à du Schumann ou du Schubert, sans en être véritablement. Cette musique suit si bien le fil de la narration, si bien le fil qu’Alma enroule peu à peu autour de Woodcock, se faisant couturière de sa propre vie, qu’elle finit par devenir trop insistante dans la scène outrancière de la préparation de l’omelette où elle mime sans bonheur les coups d’archets caractéristiques de Bernard Herrmann, tandis que la caméra s’attarde en gros plans sur la poële. On ne sait alors si cette outrance est en partie sardonique ou si cette manière d’étirer le temps est là pour attirer notre attention sur l’ambiguïté de la situation, Woodcock semblant soudain devenir victime consentante après avoir regimbé. Rare fausse note au sein d’un film d’une grande maîtrise formelle, pour lequel on éprouve plus d’admiration que de passion, et qui est magnifiquement interprété, par Daniel Day-Lewis naturellement, mais aussi Vicky Krieps et Lesley Manville, toutes deux impressionnantes dans des registres différents.

Strum

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34 commentaires pour Phantom Thread de Paul Thomas Anderson : fil fantôme

  1. lorenztradfin dit :

    Je suis absolument convaincu qu’il est/était « consentant » ! Belle critique – je ferai un lien vers ton / votre article quand j’écrirais le mien…. « magnifiquement interpreté » – et avec le même sentiment de ne pas être entièrement passionné (mais ébloui « seulement » par une mise en scène parfaite….

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  2. tinalakiller dit :

    Excellente critique pour ce véritable bijou, à voir d’urgence ! 😀

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  3. Pascale dit :

    Les morts veuillent.. 🙂

    C’est évident qu’il est consentant. Ou alors tu tes endormi quand il déguste l’omelette 🙂
    Cette relation toxique est fascinante.
    Daniel Jour Lewis est magnifique.
    Et Vicky est tout à fait à la hauteur.
    Dans la musique j’entends Schubert et Debussy, pas Beethoven.

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    • Strum dit :

      Sur le consentement (enfin plutôt le fait qu’il réalise pour les champignons vénéneux), j’aime à penser qu’il reste un peu d’ambiguité, même si c’est en effet très probable. Je n’ai pas tellement aimé la scène de l’omelette il faut dire ; les effets y sont un peu appuyés. Dans la musique de Greenwood, j’ai entendu à un moment un écho de la sonate au clair de lune (même montée de gamme) de Beethoven et du quintette pour piano de Schumann.

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    • Strum dit :

      Ah et sinon, les morts « veuillent » : merci, maintenant ils veillent.

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      • Pascale dit :

        Ça prouve que je ne lis pas en diagonale.

        La scène de l’omelette… je me disais non il ne va l’étirer jusqu à plus soif… et je l’ai finalement trouvé trop courte.
        Je ne cherche pas à dire que jau raison ou

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  5. Pascale dit :

    (Oupsss)
    te faire changer d’avis mais ensuite ils sont tous les 2 dans la salle de bains avec la cuvette… Et là je me dis no doubt il sait, il veut…
    Et avant il hésite loooooonguement avant de mettre la 1ere bouchée en bouche.
    Il attend qu’elle lui dise de ne pas faire.
    Mais elle n’aime pas décevoir :-)))

    J’aimerais le revoir et écouter mieux.

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    • Strum dit :

      Et il la regarde aussi longuement en souriant… N’empêche que cette scène traduit un changement un peu soudain dans son attitude alors que peu de scènes auparavant il allait voir sa soeur pour lui dire qu’il avait fait « la plus grande erreur de sa vie. » Pour résumer mon avis : la mise en scène me dit qu’il sait mais je ne trouve pas très crédible qu’il accepte de manger des champignons vénéneux. Et je pense aussi que c’est l’intention d’Anderson de laisser une part d’ambiguité selon sa manière habituelle. Pas sûr d’avoir envie de le revoir pour ma part : j’admire le film sans être ému ou l’aimer avec passion.

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  6. Belle mise en avant de l’aspect dominant/dominé de cette relation toxique ! J’y vois aussi une manière d’aborder l’amour d’un point de vue négatif (amour « vache ») pour mettre les personnages dos au mur et les plonger dans le malheur pour réveiller leurs sentiments, car ils ont besoin d’être affaiblis pour devenir à nouveau humains. Cela rejoint bien l’idée ici exprimée de cette volonté d’affaiblir, notamment avec les champignons vénéneux.
    Et c’est quelque chose d’assez récurrent dans la filmographie de PTA, cette volonté de montrer les personnages jusque dans leurs pires tourments pour les faire prendre conscience de leur vraie nature.
    Musicalement, bien que je ne soie pas un expert reconnu en la matière, loin de là, j’ai vu quelques emprunts aux mélodies de Claude Debussy dans la musique principale. Aimant ses compositions, ça ne m’a fait que m’embarquer encore plus dans la musique de Jonny Greenwood, et dans le film également.

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  7. princecranoir dit :

    Sur Hitchcock, on s’entend parfaitement. Ainsi que sur l’effet Pygmalion à front renversé. Et tu m’ouvres les yeux sur la filiation évidente avec Henry James à laquelle je n’avais pas songé, damned ! Alma est là pour couper le lien qui relie Reynolds à sa défunte mère, « les morts veillent sur les vivants », ces histoires de fantômes y menaient pourtant tout droit…
    Je dois avouer que ce film m’a laissé pantois. Merveille formelle, tu l’as souligné, mais également d’une intelligence dans l’écriture, dans la mise en scène du mélodrame, tellement rare de nos jours dans un film américain. Pour moi un cran au-dessus de son superbe « the Master ».

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    • Strum dit :

      Merci et oui pour Henry James, j’y ai pensé tout de suite. 🙂 Je reste plus impressionné par There will be blood mais c’est sûr que c’est un film qui témoigne d’une sacré maitrise, sur tous les plans, avec moins d’ambiguités aussi que dans The Master dont le mystère reste insondable (en tout cas pour moi).

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      • princecranoir dit :

        J’ai mis du temps à aimer vraiment « There will be blood », peut-être aussi à cause de la théâtralité parfois excessive de l’affrontement Dano/Day-Lewis. Depuis « The Master », Anderson a su calmer les ardeurs de ses acteurs (il parvient même à garder Phoenix sous contrôle, sauf quand un rôle à la Sportello exige un peu d’outrance), jusqu’à cette opposition toute en rondeur et en politesses qui met aux prises Day-Lewis et Vicky Krieps. Il y a davantage de maîtrise ici me semble-t-il.

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  8. La scène de l’omelette est troublante et je pense qu’il a besoin de « petites morts » pour créer pour renaître à l’amour, à la vie. Il est consentant, il sait ce qu’elle fait. J’ai adoré ce film et ta critique est vraiment riche, belle. Bon weekend 🙂

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