La Fin du jour de Julien Duvivier : aux comédiens obscurs, aux sans-grades

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Hommage aux comédiens de théâtre, et en particulier « aux petits, aux obscurs, aux sans-grades » grandis par la cause qu’ils ont servie sur une scène leur vie durant, La Fin du jour de Julien Duvivier est un film sans âge. A le revoir, on peine à croire qu’il s’agit d’un film de 1939 alors que certains films français font leur âge. Sans doute faut-il y voir une nouvelle preuve du talent de Duvivier, notamment dans ces scènes de groupe où il excelle, découpant les séquences de manière à nous en faire voir les différentes perspectives, en embrassant du regard tous ses personnages. Mais le sujet même du film se prête à cette impression d’un récit hors du temps. Il se déroule dans un hospice accueillant d’anciens comédiens démunis et rêvant à leur gloire passée, l’abbaye Saint-Jean-la-Rivière. C’est là qu’arrive un jour Saint-Clair (Louis Jouvet) ; il y retrouve de vieilles connaissances, parmi lesquelles d’anciennes comédiennes que ce coureur de jupons impénitent a séduites mais aussi Margny (Victor Francen), comédien de talent fuit par le succès, et Cabrissade (Michel Simon), doublure de Lucien Guitry qui ne put jamais donner sa mesure sur scène.

Une fois n’est pas coutume, Duvivier tient en lisière ses élans de misanthropie et porte un regard plein de compassion sur les pensionnaires de l’abbaye. Un regard doux, comme s’il partageait leurs peines et leur voulait du bien. Un regard attentif, comme s’il s’enquerrait de la façon dont sont traités ces anciens comédiens anonymes qui l’ont fait rêver quand lui-même allait au théâtre. Dans ce qui est peut-être la plus belle scène du film, la caméra, autant dire Duvivier, longe en plan subjectif les couloirs de l’abbaye la nuit, s’arrêtant aux portes pour écouter (de concert avec le spectateur ému) ces hourras de la foule que la plupart des pensionnaires n’ont pas connus de leur vivant mais entendent dans leur sommeil. Même retraités, ces comédiens vivent avec des étoiles dans les yeux et des rêves dans le cerveau. C’est un film rempli de gratitude pour ces anonymes qui ont donné leur vie au théâtre au point de ne pouvoir faire de différence entre l’une et l’autre.

La Fin du jour llustre une vérité profonde de l’art : la confusion entre le rêve et la réalité qu’entretient le jeu du comédien. L’art a cette capacité de devenir pour certains  qui vivent en eux-mêmes plus réel que la vie. Pourquoi Saint-Clair, Margny et Cabrissade sont-ils devenus comédiens ? Parce que la vie était pour eux une illusion, un théâtre. « Ah, le théâtre, quelle vie ! » énonce Saint-Clair. « Et la vie, quel théâtre » lui rétorque Cabrissade. Jouer au théâtre devenait pour eux le moyen paradoxal de rendre plus réel leur propre vie. Quêter les regards d’admiration dans les yeux des spectateurs, c’était obtenir l’assurance qu’ils existaient pour de bon. Le film suit la trajectoire de ces trois-là. Chez Saint-Clair, la confusion entre vie et théâtre devient dangereuse et il finit par se prendre pour un Don Juan, transposant ses rôles dans la vie quitte à pousser ses conquêtes au suicide. L’analogie entre vie et théâtre continue chez Margny qui énonce que sa vie fut « un four » comme une mauvaise pièce. Quant à Cabrissade, c’est le plus attendrissant des trois, attendant dans les coulisses de sa vie qu’un premier rôle lui soit enfin proposé, à lui éternelle doublure. Cet obscur est le vrai héros du film, qui cherche une compensation en se donnant auprès de ses co-pensionnaires ce premier rôle que la vie lui a refusé. Aussi différents soient-ils, sur ces trois personnages tombe le rideau du crépuscule.

Jouvet et Simon sont prodigieux dans le rôle de cabotins montés sur ressort. Il faut voir Simon, surtout, passer de l’extase au désespoir en une scène lors de la représentation de L’Aiglon de Rostand. A seulement quarante-quatre ans, il fait un vieillard crédible et on le croit sur parole quand on l’entend gémir « ce n’est pas ma faute, je suis vieux« . Raimu devait compléter ce duo de monstres sacrés en interprétant Margny. Le sort en décida autrement et le rôle fut dévolu à Victor Francen. Grand comédien de théâtre, il est parfois à la peine au cinéma face à Jouvet et Simon, paraissant forcer son jeu alors que les deux autres cabotinent de façon éhontée tout en parvenant à garder un naturel extraordinaire. Ce doit être ce qu’on appelle le génie. A la photographie, Christian Matras éclaire avec une lumière douce et diffuse les longues salles de l’abbaye en n’oubliant aucun comédien. Au montage, Marthe Poncin confère au film cette vivacité narrative qui est une des marques de Duvivier. Il y en a peu des films sur les comédiens et la vieillesse qui soient aussi émouvants et aussi justes que celui-ci, qui bénéficie il faut dire d’un des plus beaux scénarios du duo Spaak-Duvivier.

Strum

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16 commentaires pour La Fin du jour de Julien Duvivier : aux comédiens obscurs, aux sans-grades

  1. Merci Strum pour cette belle chronique sur un film un peu oublié de Duvivier, mais qu’on oublie pas une fois vu, et qui est ressorti il y a peu en salles et en dvd. C’est un film juste et émouvant, comme vous dites sur les comédiens et le monde du théâtre. Je lui connais peu d’équivalents. Le regard de Duvivier, est pour une fois plein de tendresse et d’humanité. Michel Simon crève l’écran et surclasse à mon sens Jouvet.

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    • Strum dit :

      De rien Jean-Sylvain. Effectivement, il y a peu d’équivalent à ce film étonnant, peut-être mon préféré de Duvivier. Simon est fantastique en effet et éclipse tout le monde, y compris Jouvet, mais ce dernier hérite d’un rôle moins humain, moins sympathique

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  2. 100tinelle dit :

    Vu il y a moins d’un an, j’en garde encore un souvenir très vivace. Je suis en tout point d’accord avec toi (et le commentaire de Jean-Sylvain Cabot) , ce film est une petite merveille. Quel bel hommage d’un réalisateur au métier d’acteur, à la vieillesse, aux rêves et aux illusions. Je n’en reviens pas que Michel Simon (absolument génial) n’avait que 44 ans lors du tournage, c’est tout simplement incroyable, je suis d’autant plus admirative de son talent.

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  3. kawaikenji dit :

    Amis de la naphtaline bonsoir !

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    • Strum dit :

      N’importe quoi. Duvivier sait tenir une caméra. C’est ce qui compte, pas la date de sortie. Par ailleurs, ce que Duvivier dit dans ce film sur certains comédiens est une vérité intemporelle qui s’applique encore aujourd’hui. Mais certains préjugés ont la vie dure.

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      • kawaikenji dit :

        Rien à voir avec la date de sortie, il suffit de regarder Grémillon… Duvivier, c’était déjà rance de son vivant !

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        • Strum dit :

          Je ne comprends pas ce désir d’opposer des cinéastes aussi différents que Grémillon et Duvivier. On peut aimer les deux, ce qui est mon cas. Par ailleurs, ton jugement de valeur sur Duvivier ne repose sur aucun argument cinématographique sérieux. J’aime beaucoup Grémillon (car il y a de la poésie dans son cinéma), mais d’un point de vue technique (découpage, mouvements de caméra), le cinéma de Duvivier est plus moderne que celui de Grémillon, bien plus proche de ce qui se fait aujourd’hui. A la rigueur, tu peux reprocher à Duvivier sa misanthropie (j’imagine que ton « rance » visait cela), sauf que La Fin du jour est justement un film où il démontre de la compassion pour ses personnages et a mis sa misanthropie de côté pour rendre un hommage intemporel aux comédiens.

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  4. modrone dit :

    Oui bien sûr. Très beau film où le Duvivier misanthrope se fait caressant pour ces portraits d’acteurs de génie ou de troisième ordre. J’ignorais pour Raimu mais le jeu de Francen, certes très ampoulé et très « diction » ne m’a pas gêné. Il faudrait quand même que je le revoie. Bel article.

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  5. Strum dit :

    Merci Edualc, Francen est pour moi le point faible du film, mais il faut dire que peu d’acteurs français pourraient faire le poids face à Simon et Jouvet.

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  6. dasola dit :

    Bonjour Strum, j’ai revu ce film récemment. C’est bien mais l’ensemble dégage une impression de grande tristesse peut-être que parce qu’on était à la veille de la guerre. Le titre : la fin du jour, c’est surtout la fin d’une époque, d’une certaine joie de vivre. Simon et Jouvet : extraordinaires et c’est vrai que face eux, personne ne fait le poids à part peut-être Sylvie. J’ai toujours trouvé Madeleine Ozeray un peu éthérée. Bonne après-miidi.

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    • Strum dit :

      Bonjour Dasola, oui, c’est un film qui dit des choses justes sur le métier de comédien mais qui du coup est aussi très triste. Peut-être parce qu’on était à la veille de la guerre comme tu le dis, mais ce qui m’a frappé pour ma part, c’est surtout l’impression d’atemporalité du film qui date de 1939 mais qui aurait pu sortir en 1949 ou 1959 sans changement aucun. Bon après-midi également.

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