Les Inconnus dans la maison de Henri Decoin : quand Decoin et Clouzot adaptent Simenon ou une petite ville française sous l’occupation

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Les Inconnus dans la maison (1942) d’Henri Decoin est un bon film mais une adaptation décevante du roman éponyme de Georges Simenon. Pourquoi décevante ? Parce qu’Henri-Georges Clouzot, dans son scénario, a choisi d’en faire le procès de la bourgeoisie d’une petite ville de province française (thème qu’il devait décliner comme réalisateur dans Le Corbeau en 1943, film produit par la Continental-Films comme Les Inconnus dans la maison). Simenon, lui, nous parlait d’abord d’un homme solitaire et misanthrope : l’avocat Hector Loursat, vivant en-dehors de la société depuis que sa femme s’est enfuie avec son amant.

Au début du récit, Loursat (Raimu) entend un coup de feu qui provient du deuxième étage de la maison qu’il partage avec sa fille Nicole. Il monte et découvre un cadavre dans une chambre. Nicole et plusieurs jeunes avaient formé une bande et le cadavre est celui d’un homme renversé par une voiture qu’ils avaient volée. Les soupçons de la police, désireuse de protéger les fils de notables, se portent sur Manu, aimé de Nicole et fils d’une professeur de piano désargentée.

Tout cela, Loursat n’en savait rien : il n’avait rien vu, rien entendu, jusqu’au coup de feu. Depuis dix-huit ans, il s’était retiré du monde et ne survivait qu’avec le viatique de l’alcool. La découverte de la vie secrète de sa fille, pour laquelle il n’a jamais été un père, sonne l’heure de son réveil. Le voilà qui sort de sa tanière, qui déambule le soir dans la ville enténébrée et battue par la pluie, qui mène son enquête et découvre la vie souterraine de  ces jeunes désoeuvrés. Lui qui déteste la vie menée par les notables de la ville, qui dissimulent leurs turpitudes afin de préserver les apparences de la respectabilité, prend fait et cause pour ces jeunes qui noient leur ennui dans les marges d’une société hypocrite. Un concours de circonstances fait de lui l’avocat de Manu. Il découvre alors qu’il lui reste assez d’humanité et de tendresse pour sa fille pour secouer sa torpeur et désirer défendre ce jeune homme aimé des femmes (par sa mère, par Nicole, par Fine).

Simenon raconte cette histoire entièrement du point de vue de Loursat, lequel se demande pourquoi, et pour qui, il a vécu pendant dix-huit ans sans voir le jour. Car les inconnus dans la maison qu’évoque Simenon ne désignent pas seulement les jeunes qui se trouvaient sous son toit, mais aussi et surtout Loursat, qui se découvre inconnu à lui-même. Pourquoi a-t-il vécu pendant si longtemps comme un chien, comme un errant dans la nuit ? Le livre le suit à la trace, décrit son réveil ; le lecteur chemine avec lui, observe ses rémissions, sonde le gouffre noir et amer de son désespoir, espère une guérison définitive que le pessimisme de Simenon refuse de lui accorder. Il demeure « glauque et falot« , miné par le mal de vivre, même après avoir découvert le coupable.

Decoin et Clouzot ne suivent pas Simenon jusqu’au bout de la nuit. Ils s’intéressent, bien plus que l’écrivain, aux jeunes de la bande ; Decoin filme la relation entre Nicole et Emile comme un amour pur. Ensuite, ils rendent les notables et parents coupables du meurtre par procuration – et Clouzot d’écrire pour Raimu un monologue vengeur lors de la scène du procès, monologue absent du livre, où il vomit la petite bourgoisie provinciale. Ils font ensuite du crime un crime d’amour et non l’expression d’une haine « basée sur les humiliations et les envies » d’un fils de caissier, le motif véritable chez Simenon. Enfin, ils n’osent pas insérer dans le film le terrible épilogue du livre où Loursat replonge dans le noir souterrain qui lui tient lieu d’existence. Tout cela prive leur récit de cette subjectivité assumée, de cette haine ressassée, qui faisaient la force de ce livre sans pitié où s’exprimait un mal-être persistant. A contrario, Clouzot s’autorise de l’origine littéraire du récit pour commencer son scénario par une voix-off redondante et envahissante (facilité d’adaptateur) qui décrit ce que les images de Decoin montrent déjà – pourtant, Decoin filme la ville mangée par la nuit avec sa maitrise habituelle. Quand Loursat boit, la voix-off nous dit : « Maitre Loursat boit. Vous le voyez boire« . Quand retentit le coup de feu, elle dit encore, un peu gâteuse : « Vous avez entendu ? » On est tenté de répondre à Pierre Fresnais (car c’est Fresnais lui-même qu’on entend en voix-off) : « Taisez-vous et laissez Decoin filmer ! » Et de fait, dès que la voix-off se tait et laisse place à l’image, le film prend son élan.

Reste Raimu : formidable en Loursat, génial même lors de la scène du contre-interrogatoire tournant en plaidoirie, qui hisse un peu tard le film vers les sommets espérés. Mais il mérite d’être vu pour cette scène seule. L’efficacité narrative des Inconnus dans la maison est incontestable et l’objet de son mépris (l’entre-soi de la bourgeoisie) en fait un film éclairant sur le ressentiment qui traversait la société française au temps de l’occupation. Toutefois, en s’éloignant de l’esprit et de la forme subjective du livre, en éparpillant son récit (ce qui paradoxalement fige un peu le film) au lieu de le centrer sur le personnage de Loursat, Decoin ne parvient pas à susciter le sentiment d’angoisse existentielle dont Julien Duvivier rendait compte dans Panique (1946), excellente adaptation par Charles Spaak des fiançailles de M. Hire de Simenon. De ce point de vue, Decoin devait avoir la main plus heureuse lorsqu’il adapta un autre livre de Simenon en 1952, La vérité sur Bébé Donge, un de ses meilleurs films, où la force expressive des images prend avantageusement le pas sur les mots.

Strum

PS : Les Inconnus dans la maison n’est pas seulement un des livres les plus noirs de Simenon, il contient aussi quelques pages à caractère antisémite, le coupable du crime étant juif et Simenon se fendant de plusieurs observations sur lui et son père et leurs origines étrangères (l’abject « c’était brun, huileux, presque flasque« , l’ironique « Il était une fois de plus victime de la fatalité !« ) d’autant plus impardonnables que le livre fut publié en 1940. On peut être redevable à Clouzot et Decoin d’avoir passé ces aspects sous silence. Mais parce qu’ils conservèrent le prénom juif du coupable, certaines scènes furent post-synchronisées de nouveau après la Libération pour remplacer le prénom « Ephraïm » par celui d' »Amédée » ; Raimu, mort d’une crise cardiaque en 1946, ne fut pas en mesure de participer à cette post-synchronisation et c’est pourquoi le personnage joué par Mouloudji est appelé Amédée par tout le monde, mais Ephraïm par Loursat.

PPS : Pour mémoire, la Continental-Films fut créée fin septembre 1940 avec des capitaux allemands à l’instigation de Goebbels, avec l’objectif avoué de contrôler une partie de la production cinématographique française pendant l’occupation. L’allemand Alfred Greven en fut nommé Président. Si la « Continental » ne fut jamais en situation de monopole, elle bénéficiait de moyens financiers dont les autres sociétés de production françaises étaient privées. Le Corbeau de Clouzot, qui fut brièvement interdit à la libération au motif qu’il dénigrait les français, est le film le plus célèbre produit par la Continental. On parlera de ce grand film plus en détail dans une prochaine chronique.

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12 commentaires pour Les Inconnus dans la maison de Henri Decoin : quand Decoin et Clouzot adaptent Simenon ou une petite ville française sous l’occupation

  1. 100tinelle dit :

    J’avoue avoir été déçue par cette adaptation. A propos des pages à caractère antisémite de Simenon, il faut bien reconnaître que les romans de l’auteur dressaient souvent des portraits relevant des archétypes (le bourgeois, la gouvernante, la concierge…) et qu’il ne fera pas exception avec « le juif » de ces années-là (circonstance d’autant plus aggravante, je te l’accorde), dont certains traits sont volontiers empruntés au discours antisémite de son époque. Ceci dit, on sent bien que Simenon n’est pas antisémite, c’est en tout cas mon ressenti personnel. En témoigne une certaine ambiguïté dans le traitement de ce personnage, que nous retrouvons d’ailleurs chez le juif M. Hire (dans Les Fiançailles de M. Hire), qui fait plutôt office de bouc émissaire, suscitant finalement bien plus de commisération que de haine chez le lecteur.
    Ce roman est aussi une charge virulente contre la haute société provinciale de l’époque, qui protège hypocritement ses privilèges, tout en étant incapable d’assumer ses responsabilités. Mais Simenon se dérobe à la fin, faisant porter le chapeau au petit aboyeur juif du Prisunic, alors que tout menait à penser que le coupable n’était autre que le propre neveu de l’avocat. Concernant l’adaptation du réalisateur Henri Decoin, le coupable emprunte « la gueule de métèque » de Marcel Mouloudji, sans pour autant faire référence à l’origine du coupable, si ce n’est par la consonance juive de son nom, qui sera modifié lorsque certaines scènes seront post-synchronisées après la Libération, et ce afin de remplacer le prénom « Ephraïm » par celui d’ « Amédée », comme tu le mentionnes. Il faudra attendre l’adaptation de Georges Lautner (1992) pour qu’enfin le coupable ne soit plus l’étranger qui cristallise toutes les peurs de la société, mais bien le jeune bourgeois issu de la bonne société et qui n’est autre que le propre neveu d’Hector Loursat de Saint-Marc, joué ici par Belmondo. Il en aura fallu du temps pour en arriver là…

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle. J’ai moi aussi été déçu par cette adaptation. Pour te répondre sur l’antisémitisme : dans Les fiançailles de M. Hire, il y a en effet une ambiguité et je ne crois pas que l’on puisse dire que c’est un livre antisémite – d’ailleurs je ne l’ai pas dit – et l’on ressent effectivement de la compassion pour Hire. Dans Les Inconnus dans la maison, en revanche, il ne fait pour moi guère de doute que les trois pages que Simenon consacre à Ephraïm Luska et son père lors du procès ont un caractère antisémite ; qu’elles reflètent le discours de l’époque est une chose, mais cela ne leur enlève pas ce caractère pour autant, et on peut même y voir, comme on s’en accorde tous les deux, une circonstance aggravante vu le contexte.

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      • 100tinelle dit :

        C’est vrai que le traitement des personnages est différent dans les deux livres. Pour moi, Simenon fait vraiment preuve de lâcheté en l’accusant ici. C’est en tout cas intéressant de voir comment une œuvre est aussi le reflet de son époque, c’est d’autant plus visible avec les adaptations qui en ont été faites par la suite.

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    • Strum dit :

      Et merci pour l’anecdote sur le remake de Lautner : je ne savais pas qu’il avait changé l’identité du coupable.

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  2. modrone dit :

    Vos commentaires sont très intéressants sur le monde de Simenon mais je ne peux guère m’y joindre. Mon souvenir, plutôt bon des Inconnus… est si lointain. Le remake de Lautner, si je ne m’abuse, s’est « singularisé » pour devenir L’inconnu dans la maison.

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    • Strum dit :

      Effectivement. L’inconnu dans la maison, c’est un titre qui fonctionne aussi. En revanche, je lis que dans cette nouvelle adaptation, Loursat est devenu alcoolique suite au « suicide » de sa femme. C’est une idée que je trouve absurde. Dans le livre, Loursat est devenu ce qu’il est parce que c’est un « mal-aimé » quitté par sa femme partie avec un ami (double trahison) ; il n’est même pas sûr que Nicole soit sa vraie fille et ne se conduit pas en père avec elle. Et il se prend d’affection pour Emile Manu notamment parce que ce dernier est aimé des femmes (de sa mère, de Nicole, de Fine).

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  3. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Ces « petits arrangements » avec le personnage me font plus sourire qu’autre chose, comme si le personnage joué par Belmondo ne pouvait pas être ce cocu magnifique (sa femme l’a déjà trompé dans le passé et maintenant le quitte pour un autre homme, il vit avec « sa » fille sans vraiment savoir si elle l’est vraiment). Devenir veuf, même après le suicide de sa femme, ne pas se poser de question quant à la paternité de sa fille, ça pose tout de suite un autre personnage. De là à dire que le cinéma serait plus machiste que la littérature… à débattre 😉

    Mais sans être une spécialiste de Simenon (j’en suis même très loin), j’ai toujours trouvé que les personnages écrits par Simenon étaient plus intéressants, mais aussi plus sombres, plus dérangeants et plus ambiguës que ceux adaptés au cinéma. M. Hire est beaucoup plus malsain et pathétique que celui joué par Michel Simon dans Panique de Julien Duvivier (celui joué par Michel Blanc dans Monsieur Hire de Patrice Leconte est déjà beaucoup plus proche), Le président de Simenon est beaucoup plus dépressif, vieux, grave et mélancolique que celui joué par Jean Gabin dans Le président de Henri Verneuil, même le jeune loup Michel Maudet du roman L’Aîné des Ferchaux de Simenon est plus sombre et plus cruel que celui interprété par Belmondo dans l’adaptation de Jean-Pierre Melville. Je pense aussi que les personnages de Simenon passent très bien en littérature, mais les reprendre tels quels au cinéma est plus compliqué. Puis il faut aussi penser à l’égo des comédiens, tels que Belmondo, Gabin….

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle. Je suis tout à fait d’accord avec toi (y compris sur Belmondo qui ne pourrait pas être cocu…je m’étais fait la même réflexion 🙂 ). Sans non plus être un spécialiste de l’auteur, les personnages de Simenon sont souvent des êtres seuls, à l’écart d’un monde souvent décrit comme médiocre et hypocrite, et eux-mêmes non dénués de défauts et de petitesse, ce qui traduit à la fois une angoisse existentielle et une misanthrophie que les adaptation de ses livres ont généralement atténuées. Cela dit, les livres de Simenon, courts, tranchants et bien construits, se prêtent bien à une transposition cinématographique, ce qui fait que ce n’est pas le moins bien loti des écrivains transposés au cinéma en termes de fidélité à l’oeuvre littéraire.

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