Foxcatcher de Bennett Miller : le monde d’après, musée des rêves brisés

foxcatcher

Foxcatcher (2014) de Bennett Miller, qui s’inspire d’un curieux fait divers de 1996, est un film décrivant un monde froid, le monde qui vient après que le soleil de la notoriété s’est couché sur le destin d’un sportif. C’est l’histoire des relations entre le milliardaire John du Pont (Steve Carell) et les frères Schultz, Mark (Channing Tatum) et Dave (Mark Ruffalo), tous deux médaillés olympiques de lutte aux Jeux de Los Angeles en 1984. Le sport a déjà fourni au cinéma la matière de plusieurs films, certains explorant ses coulisses, d’autres tirant parti de sa dramaturgie naturelle, mais il y a peu de films comme Foxcatcher, qui mettent à ce point en lumière les séquelles psychologiques qui résultent pour certains athlètes d’une carrière de sportif.

On comprend dès les premières images du film qu’il va mal finir, dès que l’on voit Mark Schultz et son corps déformé de lutteur, sur lequel est vissé un visage fermé au regard buté. Il est pareil à une statue de granit à l’intelligence ensommeillée, à la fois pétrifié et souffrant, et mène une existence solitaire d’une misérable tristesse. Sa médaille d’or des Jeux de Los Angeles est le vestige d’une gloire passée, qui jette de loin une lumière blafarde sur son existence (« tout ce qui est or ne brille pas« , dit le poète). Mark a l’air déjà mort, il ne vit que dans le souvenir du passé (les Jeux de 1984) et l’espoir incertain des Jeux de Séoul à venir. A part son frère Dave, un être solaire et chaleureux qui le domine psychologiquement (et sportivement : leur premier combat est formidablement bien cadré) et se conduit avec lui davantage en père qu’en frère, Mark n’a personne, ne voit personne (en dehors des jeux olympiques, la lutte n’intéresse pas grand monde).

Mark est recruté par un homme aussi seul que lui, le milliardaire John du Pont, qui veut monter une équipe de lutte (la Foxcatcher team) en prévision des prochains Jeux. Du Pont est l’héritier d’une famille d’industriels (dans l’industrie chimique) mais c’est un homme qui ne sait que faire de cet héritage, au physique malingre et à l’esprit faible,  dominé par sa mère (Vanessa Redgrave), qui le traite comme un rejeton dégénéré, ce qu’il est d’une certain façon, produit de mariages consanguins, comme une expérience ayant mal tourné. Passionné de sport et d’armes à feu, il vit à Foxcatcher, un domaine aussi vaste que dénué de vie – à la mesure de ce Kane du pauvre. A certains égards, du Pont et Mark se ressemblent : ils essaient chacun d’attraper un rêve, qui pourrait apporter une justification à leur existence. Capturer un rêve est aussi dur que d’attraper un renard (d’où la métaphore du titre, Foxcatcher), cet animal insaisissable au pelage d’or roux. Mark et du Pont sont des chercheurs d’or tirés en arrière par un vent contraire, comme damnés d’avance par leur passé (médaille d’or déjà obtenue pour l’un ayant désenchanté son rêve, gloire flétrie de sa famille pour l’autre qui ne sait comment porter cet héritage). Ils trainent commes des boulets leur existence passée, vide d’amour humain, de désirs humains. Le sport professionnel, qui déforme et fait souffrir le corps, ne saurait se substituer à ces nourritures humaines qui leur ont fait défaut, mais ils ne trouvent pas d’autre façon de s’affirmer, l’un vis-à-vis de sa mère, l’autre vis-à-vis de son frère/père.

Quand il rencontre Mark, du Pont le reconnait pour ce qu’il est : un homme malheureux et solitaire, fruste et ignorant, qu’il pourrait acheter comme un trophée, pour en faire un compagnon docile qu’il contrôlerait à sa guise (faute de pouvoir contrôler sa vie) en gagnant grâce à lui une médaille d’or par procuration. Au début, Mark a l’impression de faire l’expérience de l’amitié, lui qui a été si longtemps privé d’attentions et de désirs humain, du désir de l’autre. Mais Mark régimbe, secoue ce joug naissant et échappe à du Pont. Alors celui-ci, à la fois mû par un désir de vengeance et par le désir concret de la médaille à venir, qui court comme un renard virtuel devant lui, engage Dave (qu’il achète également en vérité), le frère ainé qui a besoin d’argent, pour venir entrainer la Foxcatcher Team. Pour Mark, c’est une trahison, une humiliation. Les trois hommes forment alors un triangle complexe d’amour et de haine, où Dave, homme chaleureux et bon, doit faire face à la colère rentrée de Mark et aux désirs contradictoires de du Pont, qui enrage de ne pouvoir contrôler la situation à sa guise. Des trois, Dave est le seul qui pourrait sauver les autres car ils les considère comme des hommes et non des objets ou des obstacles ; mais c’est lui qui paiera le prix le plus élevé à la constitution de ce trio.

Foxcatcher impressionne par la maitrise du récit dont fait preuve Miller (il parvient à condenser des évènements qui se sont dans la réalité déroulés sur une décennie) et surtout par sa capacité à créer par des images soigneusement cadrées et éclairées (belle photographie de Greig Fraser) un monde froid et sans soleil ; le grain des images est comme un brouillard glacé qui enveloppe du Pont, Mark et Dave dans ce « monde d’après« , d’après Hollywood, d’après la gloire – un monde qui est un musée. Foxcatcher est un film qui commence là où la plupart des films hollywoodiens finissent, qui raconte ce qui vient après et est habituellement passé sous silence. D’aucuns ont reproché au film d’être trop froid, de porter un regard par trop clinique sur ses personnages, qui entraverait les émotions. Il me semble au contraire que ce monde froid que met en scène Miller produit l’effet d’un glas : ces images d’un ton hivernal sonnent l’heure prochain de la tragédie, l’annoncent par avance, comme si le fond n’était que l’écho de la forme dans la caverne du cinéma. Dès lors, prévenu par les images, le spectateur peut ressentir une émotion, une appréhension, que renforce l’attente du drame à venir, craignant plus pour Mark que pour Dave mais se trompant. C’est ce monde froid et spectral qui nous permet de croire aux personnages de Mark et de du Pont (qui en sont comme des projections) et aux prothèses que portent les acteurs, qui donnent l’impression que nous voyons des momies, des hommes difformes et déjà morts errant par erreur dans le monde d’après, dans le musée des gloires passées et des rêves brisés de l’Amérique. Grâce à ces prothèses, Carell et Tatum semblent vraiment souffrir dans leur chair, et l’on croit sans peine qu’ils ressentent un indicible mal de vivre. Ruffalo, tout aussi remarquable dans le rôle de Dave, sorte de Yoda de la lutte à la technique singulière, complète ce trio de personnages fort bien interprétés. Grand film, dans la lignée du cinéma américain classique, Foxcatcher confirme que Bennett Miller est un réalisateur à suivre.

Strum

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10 commentaires pour Foxcatcher de Bennett Miller : le monde d’après, musée des rêves brisés

  1. modrone dit :

    Tout cela est très juste. La froideur du film, sa « glaceur », tout ce monde d’après comme tu le dis très bien, nous entraînent dans une immense solitude triple et unique à la fois. Ce magnat infantile, ce mini Kane impuissant, comme d’une génération exsangue, tu l’as dit aussi, et ces deux « créatures »: fascinant et dérangeant.

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  2. Martin dit :

    Belle chronique !

    J’avais trouvé le film froid, clinique, glaçant… tout ce que tu veux. Mais j’avais trouvé aussi que cette distance qu’il met entre nous et lui était le ton juste à adopter pour raconter cette terrible histoire. Il n’y a pas que les frères Schultz qui s’y soient brûlés les ailes.

    Le plus horrible est de se dire que, même avec une seconde médaille d’or, et compte tenu de l’aspect « confidentiel » de la lutte, tout le monde aurait de toute façon fini par revenir à l’anonymat.

    Un sacré récit pour illustrer les thèmes de la chute et de la décadence !

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  3. Strum dit :

    Oui, c’est un fait divers assez terrible. La force du film est de parvenir à dépasser l’anecdote, à s’affranchir du réel, pour atteindre une forme de récit classique, romanesque et à demi-métaphorique.

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  4. tinalakiller dit :

    Il y a des choses intéressantes dans la mise en scène et dans la manière de présenter la relation entre les personnages. Les acteurs sont également tous très bons. Mais j’ai trouvé ça trop froid – même si je comprends son intérêt – et surtout trop long et lent.

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    • Strum dit :

      Quand je disais que l’on reprochait au film d’être trop froid. 🙂 Cette impression de froideur que tu as ressentie tient à mon sens au fait que le réalisateur a essayé de décrire par les images un monde froid pour faire comprendre la solitude des personnages dans cet univers froid du « monde d’après ». Moi aussi j’ai eu « froid » devant le film, mais j’ai eu « froid » pour eux.

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    • Pour la froideur du film, renforcée par un finale enneigé, je me range derrière l’avis de Strum. Elle est simplement le reflet de ses personnages. La lutte est un sport très exigeant et peu médiatisé, loin de la lumière et de la chaleur…
      Côté interprétations, mon avis est plus partagé. Beaucoup n’ont retenu que la prestation de Steve Carell, au demeurant excellente et dans un registre tout autre que ceux visités jusqu’ici, mais cela reste une interprétation très monolithique. Je retiens plus volontiers l’interprétation de Mark Ruffalo dans un rôle plus compliqué (car plus nuancé) que celui de Steve Carell. Une nouvelle fois, Mark Ruffalo fait preuve d’une belle gamme de jeu qu’il maîtrise parfaitement. Concernant Channing Tatum… je dirais simplement qu’il joue dans la division inférieure…

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      • Strum dit :

        Ruffalo est excellent ici en effet. Quant à Tatum, acteur au registre plus limité, il a le mérite ici de faire croire à son personnage (son mal-être, sa solitude, sa souffrance) et je n’ai aucun reproche à lui faire.

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