Incendies de Denis Villeneuve : tragédie au Moyen-Orient

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Incendies (2010) du cinéaste québecquois Denis Villeneuve est un film admirable, et les louanges qu’il a reçues à sa sortie sont pleinement méritées. En adaptant la pièce de théâtre de Wajdi Mouawad qui prenait pour cadre la Guerre du Liban (1975-1990, officiellement), Villeneuve a eu une idée lumineuse : effacer toute référence au Liban, faire se dérouler l’action dans un territoire du Proche-Orient qui n’est jamais nommé, dans des villes (il n’y a pas de « Daresh » au Liban) ou dans des prisons renommées, désamorçant ainsi par avance d’éventuelles accusations, venant d’un camp ou d’un autre, de parti pris et de réécriture de l’Histoire (un seul plan du film transige avec ce programme, un « Palestine » furtif, écrit ou collé sur une fenêtre au détour d’un mouvement de caméra). Cette décision, où la liberté du créateur l’emporte sur les contraintes imposées au documentariste, a deux conséquences, qui contribuent à la force du film :

Premièrement, délivré de l’obligation de suivre historiquement les évènements de la Guerre du Liban, Villeneuve peut y puiser et agencer à sa guise plusieurs évènements clés dont il tire sur grand écran le plus grand impact dramatique possible. Il en est ainsi de deux scènes importantes du film : celle du bus brûlé, probable référence à l’attaque du bus par les phalanges chrétiennes qui, en 1975, fut un des éléments déclencheurs de la Guerre du Liban, et celle de la tentative d’assassinat du chef chrétien par Nawal, qui parait inspirée par la tentative d’assassinat à la fin des années 1980 du chef militaire Antoine Lahad par la chrétienne Souha Béchara  (qui fut ensuite détenue et torturée en prison).

Le film rend compte de ces évènements en les insérant dans une structure narrative aussi habile dans sa construction qu’éprouvante pour le spectateur. S’ouvrant au Proche-Orient au son de la voix cristalline de Thom Yorke de Radiohead sur une séquence terrible où l’on voit de jeunes enfants que l’on prépare à la guerre se faire tondre, et où le regard caméra du petit Nihad nous prend à témoin (scène qui ne révèle  sa signification que plus tard dans le récit), le film suit ensuite les jumeaux d’une mère décédée, auxquels elle avait caché l’existence d’un père et d’un frère, qui quittent le Canada pour partir sur les traces de leurs origines au Moyen-Orient. La structure du scénario alterne alors les séquences retraçant le passé de Nawal (la mère), et les séquences de recherche par Jeanne (la fille) de ses origines, chaque séquence avec la mère augmentant en horreur, chaque séquence avec la fille nous mettant dans cette position inconfortable du témoin qui sait déjà et souffre par avance de ce qu’elle va découvrir.

Deuxièmement, parce que le film s’est d’emblée délivré de toute allégeance au présent et à l’Histoire par l’anonymisation des lieux et des évènements (même si la référence aux milices chrétiennes désigne indirectement le Liban, pays dont Wajdi Mouawad est originaire), il touche très vite à la tragédie ; et par tragédie, il faut entendre ici la tragédie antique, avec ses noms de royaumes disparus qui lui confèrent la force de l’universalité. Non marquée historiquement, la tragédie est une leçon pour tous les âges. L’histoire elle-même du film, où les motivations des personnages ne sont pas toujours rationnelles, le tire vers les pièces que Sophocle a consacrées à la destinée de la famille des Labdacides, à laquelle le film reprend quelques éléménts factuels. Jeanne allant interroger son passé pour que Nawal soit enterrée avec les honneurs d’un nom fait penser à Antigone bravant l’interdiction énoncée par Créon pour accomplir les rites funéraires que réclame la mort de son frère Polynice, et l’on n’est pas loin d’Œdipe à la fin du film (à un pardon près quand même, qui a toutes ses conséquences), Œdipe père d’Antigone justement. On y trouve aussi le thème des jumeaux, typique des mythes, ou encore celui de l’odyssée. Il n’y a pas de lieu de s’étonner de ces rapprochements, car c’est au Moyen-Orient que se continuent, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, au travers de guerres de religion fratricides entre peuples sémites, ces tragédies déchirant des familles, où le sang appelle le sang. Cette accointance entre le film et les mythes trouve certes ses racines et son intrigue dans la pièce de Wajdi Mouawad dont le film est tiré, car le théâtre reste la forme privilégiée de la tragédie, mais en faisant en sorte que le film s’abstraie de l’Histoire, Villeneuve renforce les liens du récit avec les mythes. Cette relation du film au mythe permet de mieux comprendre les coïncidences et les caprices du destin qui parsèment le film ; loin de correspondre à des facilités scénaristiques, elles tracent (en opposant un fils à sa mère, en faisant d’eux des ennemis aveugles) une métaphore des conflits du Moyen-Orient pareils à des conflits familiaux dans l’ordre étatique. La conclusion du film est très belle, le pardon d’une mère brisant la malédiction du sang versé, qui continuerait sans elle à retomber sur les têtes des nouveaux nés de génération en génération.

La réalisation de Villeneuve trouve un équilibre entre sobriété et immersion du spectateur. Ses choix de mise en scène sont pertinents et il fait preuve d’un bon sens du récit et du découpage, même s’il ne semble pas doté d’un style visuel distinctif. Il filme hors champ l’horreur quand il le faut. Plusieurs plans de la ville du film qui figure Beyrouth montrent les champs de ruines des maisons éventrées et muettes, comme si leur langue et leurs entrailles avaient été arrachées par la guerre. D’autres idées de mise en scène émaillent Incendies, comme ce très rapide mouvement de caméra à la fin du film, qui filme un instant l’ombre du « bourreau » lisant ses lettres. N’est-il plus qu’une ombre ? Une ombre sans nom a-t-elle le droit de continuer à vivre ou à espérer ? Un pardon familial venu d’outre-tombe peut-il le régénérer, légitimer son existence d’homme ? C’est à chacun d’en délibérer intérieurement après avoir vu Incendies. Il y a dans ce film deux actrices superbes, Lubna Azabel, qui joue Nawal, la mère, et Mélissa Désormeaux-Poulin, qui joue Jeanne, la fille.

Strum

PS : A la suite du succès d’Incendies, Denis Villeneuve s’est lancé dans une carrière américaine avec un certain succès, qui le voit aujourd’hui tourner une suite à Blade Runner (1982) de Ridley Scott. L’idée de donner une suite à ce chef-d’oeuvre de la science-fiction est des plus incongrues (la manie des suites et des franchises est la plaie du cinéma hollywoodien d’aujourd’hui) ; mais quitte à la confier à un autre cinéaste que Scott (dont le Prometheus n’était guère convaincant), le choix de Villeneuve ne semble pas être le pire de tous.

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13 commentaires pour Incendies de Denis Villeneuve : tragédie au Moyen-Orient

  1. Martin dit :

    Je dis oui ! Denis Villeneuve est un réalisateur que je trouve très intéressant (pour ce que je connais de lui, en tout cas, à savoir « Incendies », donc, mais aussi « Enemy » et « Prisoners »).

    Cet « Incendies » est d’une puissance incroyable et ne tombe jamais dans la surenchère d’effets dramatiques. C’est un film qui, je trouve, fait appel à l’intelligence et à l’émotion du spectateur, à parts égales, et c’est précisément ce que je trouve remarquable. Rien que d’y penser, j’en frissonne encore ! J’ai eu du mal à admettre la conclusion, mais waouh ! Quelle claque !

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  2. 100tinelle dit :

    J’ai vu ce film alors que j’étais en petite forme, du coup, j’ai vraiment le sentiment d’être passée à côté. Il mérite donc une deuxième vision, et cela tombe bien car je l’ai en DVD à la maison. Denis Villeneuve est vraiment un réalisateur intéressant, que j’ai découvert la première fois au cinéma avec Prisoners, que j’avais beaucoup aimé. Outre Incendies, j’ai vu depuis également Enemy et Sicario. Il est ambitieux cet homme-là, preuve en est la suite de Blade Runner (quelle drôle d’idée quand même, il fallait oser). Enfin, attendons de voir cette suite avant de juger. Un tantinet déçue aussi par Prometheus de Scott…

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    • Strum dit :

      C’est un film assez éprouvant et il vaut mieux être en forme en le voyant en effet. Se lancer dans une carrière américaine comme il l’a fait témoigne en effet d’une certaine ambition. A défaut d’avoir réalisé un grand film après Incendies (même si je n’ai pas vu Sicario), ou de posséder une patte visuelle comme les meilleurs réalisateurs américains de sa génération (je pense à Paul Thomas Anderson (dont j’aimerais bien parler ici dans le futur) ou Wes Anderson), il a en tout cas acquis suffisamment de crédibilité auprès des grands studios pour se voir confier cette suite de Blade Runner, qui n’est pas une mince gageure (sur le papier, cette suite est une mauvaise idée).

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      • Je réagis à ton P.S. Avec Prisoners, Enemy et Sicario, Denis Villeneuve a donné progressivement une orientation plus US à sa filmographie. J’adhère beaucoup moins à ce cinéma là. Ce ne sont pas de mauvais films, mais il sont plus « formatés » et beaucoup moins sources de surprises. Un virage que le réalisateur finira (peut être en sortie de route) avec son remake de Blade Runner. Blade Runner est un film culte qui n’appelle pas de remake, on verra mais je sens que ça va faire des déçus. Beaucoup de réalisateurs ont refusé de faire ce remake, Denis Villeneuse s’y colle finalement. Bonne chance à lui…

        De Denis Villeneuve, je préfère amplement sa période québecoise. Si je n’ai pas réussi à rentrer dans « Un 32 août sur la terre », son deuxième long métrage « Maelström » cultive une étrangeté attachante, un beau film avec notamment une Marie-Josée Croze à se damner… Enfin, « Polytechnique » est inclassable, en noir et blanc, film extrêmement fort mais là, il vaut mieux être en forme… car c’est d’une noirceur absolue.

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        • Strum dit :

          Moi aussi, sa période US ne m’intéresse pas tellement à vrai dire. Mais je comprends qu’il tente l’aventure vu le sens du récit et la maitrise de l’espace dont il témoignait dans Incendies. Je n’ai pas vu les films d’avant Incendies que tu cites. Sinon, je n’attends personnellement rien de cette suite de Blade Runner alors je ne peux pas être déçu. 🙂

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  3. Merci Strum pour ce beau papier. Je partage ton opinion sur ce film qui est une véritable petite bombe.
    La scène d’ouverture est effectivement accrocheuse mais, pour ma part, c’est la lecture du testament de la mère et notamment ses souhaits pour sa sépulture qui m’a définitivement scotché au film. La séquence est hyper simple, elle repose entièrement sur la lecture, chaque mot est soigneusement pesé, un véritable travail d’orfèvre. La suite est une effroyable descente dans l’indicible.
    Parmi les autres scènes marquantes, je citerai aussi celle du sniper, terriblement « efficace ».
    Sur les interprétations des acteurs, je suis également en phase avec toi, difficile de ne pas retenir les deux rôles féminins.

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  6. Carole Darchy dit :

    Le film « L’insulte » est supérieur à mon humble avis à « incendies » … Ce film somptueux, émouvant, plein d’humanité, qui retranscrit toute la problématique du Liban, pays où tout peut basculer en l’espace de quelques secondes, ne passe plus qu’à 21h aux 3 Luxembourg rue Monsieur Le Prince…

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