Harold et Maude : la liberté selon Hal Ashby

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Une silhouette dont la tête est dissimulée par le cadre descend un escalier, se déplace dans un salon aux meubles cossus, met un 45 tours de Cat Stevens, s’assoit à un bureau, allume des bougies. La tête apparait dans le cadre, et l’on distingue au travers d’une semi-obscurité le visage étrange d’un adolescent ou d’un jeune homme grandi trop vite, perdu dans un costume trois pièces. Puis, l’adolescent se pend ; son corps se raidit, ses pieds s’agitent dans le vide. Sa mère entre dans la pièce pour téléphoner, le regarde d’abord avec indifférence puis lui lance, excédée : « I suppose you think that’s very funny…« . Pendant que son fils pendu agonise, elle sort de la pièce.

Ce n’est pas le début d’un Bunuel dernière période, ni d’un film à l’humour noir, mais celui de Harold et Maude (1971) de Hal Ashby, une petite merveille du cinéma américain des années 1970, celui d’avant les blockbusters numériques. Harold est un adolescent mutique qui n’aime que deux choses : faire des tentatives de suicide devant sa mère et assister à des enterrements. Ses suicides témoignent d’un art consommé de la mise en scène : à l’écran, il semble vraiment mourir, dans de véritables petits films dans le film, sans que l’on sache s’il s’agit de traits surréalistes (car Harold revit toujours ensuite) ou si la science du trucage de Harold est celle d’un futur maître du cinéma essayant de susciter par ses provocations des réactions de son premier spectateur : sa mère indifférente. Hal Ashby filme ces scènes avec un ton où entrent à la fois les railleries d’un chenapan libertaire (les figures d’autorité du film, militaire, policier, mère, prêtre, psychanalyste, en prennent pour leur grade ; ainsi, l’oncle Victor en général martial et manchot, ancien « bras droit » de MacArthur justement, qui déclenche l’hilarité du spectateur à chaque fois qu’il essaie de convaincre son neveu que l’armée, « c’est la belle vie ») et la douceur d’un metteur en scène qui regarde Harold avec compassion. Harold et Maude est un excellent exemple de cette loi cinématographique qui veut que le regard du metteur en scène prime sur ce qu’il filme et qu’une scène lugubre sur le papier peut être rendue très amusante à l’écran par un réalisateur facétieux. Aussi bien, le spectateur s’amuse beaucoup devant ce film et rit parfois à gorge déployée. Le regard de Hal Ashby, qui filmait avec compréhension et empathie des marginaux en rupture de banc, était un des plus singuliers du cinéma américain des années 1970, un des plus libertaires aussi. Un de ceux, en tout cas, qui a le plus manqué au cinéma américain des décennies suivantes, car après le génial Bienvenue Mr. Chance (1979), la carrière d’Ashby n’a pas survécu aux années 1980.

A force de fréquenter des enterrements, Harold finit par rencontrer Maude, une vieille dame indigne de 79 ans, qui a également un faible pour les sermons professés dans les cimetières. Elle aussi est excentrique, mais au lieu de subir et intérioriser sa différence (à l’instar de Harold), elle en a fait la fierté d’un être libre affranchi des conventions. Elle vit à l’écart, dans un ancien wagon de train, au milieu d’inventions farfelues, de produits bio avant l’heure. Elle vole des voitures pour s’amuser, par esprit taquin (elle aime défier la loi), mais aussi, selon sa logique particulière, pour aider les propriétaires qui pourraient s’enticher dangereusement de possessions par nature éphémères. On pourrait voir en elle une hippie, mais ce qualificatif serait réducteur, car elle ne vit pas au milieu d’une communauté, n’accepte aucune loi et vit selon ses propres règles – un peu comme un protagoniste d’un livre de Hermann Hesse. Ce magnifique personnage, dont le passé ne nous est révélé que partiellement (au détour d’une conversation, on apprend qu’elle est originaire de Vienne ; au détour d’un plan, qu’elle est une rescapée des camps : Maude vient de la défunte Mitteleuropa), et qui a choisi de vivre selon son bon vouloir, compose par ses actions un hymne à la vie et à la nature, un hymne tendre et naïf, qui consiste pour Maude à faire des gestes aussi simples que regarder des fleurs ou replanter dans la nature un arbre de la ville. A ses côtés, Harold va apprendre à revendiquer sa propre différence. Il va tomber amoureux de Maude (c’est ce qui a fait la célébrité du film, cette histoire d’amour entre un tout jeune homme au visage d’adolescent et une femme de 79 ans), et surtout de la liberté.

La folie douce de ce film a quelque chose d’exaltant ; il est difficile de décrire par des mots le charme particulier qu’il distille et ce à quoi il est dû. Les acteurs y sont pour une large part (Ruth Gordon et Bud Cort sont formidables), de même que la belle photographie de John Alonzo (selon la manière de l’époque, les fonds des pièces sont sombres et une lumière concentrée modèle les personnages), mais c’est surtout Ashby qui tient tout du long le ton unique du film, grâce à la qualité de son découpage et de son montage, qui sont précis et alertes. Par la grâce de sa mise en scène, donc. Ashby ne prend même pas prétexte du récit pour signifier qu’Harold aurait besoin d’un père (la recherche d’un père absent est un thème récurrent dans le cinéma américain de cette époque ; mais pas ici, où toutes les représentations de l’autorité sont au contraire moquées par Ashby), ni ne cherche à faire oeuvre de psychanalyste qui imaginerait Maude en mère de substitution (elle est trop âgée et trop indigne pour cela). Non, pour Ashby, il n’y a pas d’explication à donner : Harold est ce qu’il est, et c’est en vivant libre des contraintes du monde, celles que le monde, qui est un moule, cherche à lui imposer, qu’il sera heureux. « If you want to be free, be free« , chante Cat Stevens. Beau programme, tellement optimiste, comme le cinéma peut en donner. A cet égard, le plan final est superbe : on y voit Harold partir avec son banjo, tel un troubadour, sur la route. Ce film d’une facture apparemment modeste est un des grands films américains du Nouvel Hollywood, dans une veine plus discrète et moins violente (mais peut-être plus attachante) que celles de Scorsese, De Palma ou Coppola à la même époque. Les amateurs des chansons de Cat Stevens (j’en suis), qui scandent le récit à intervalles réguliers, seront comblés.

Strum

PS : Autres temps, autres moeurs : Harold et Maude fut, en 1971, un film produit et distribué par la Paramount, une des majors d’Hollywood. Aujourd’hui, jamais une major (elles produisent maintenant pour l’essentiel des blockbusters et des véhicules « à oscars » grand public) n’accepterait hélas de produire un tel petit film libertaire sans acteurs connus, a fortiori vu son sujet, et on peut supposer qu’il aurait des difficultés à trouver un financement, sans compter le fait qu’il ne bénéficierait que d’une distribution réduite.

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18 commentaires pour Harold et Maude : la liberté selon Hal Ashby

  1. Ronnie dit :

    Du rire & des larmes, des acteurs qui s’amusent, une jolie friandise qu’il faut prendre le temps de savourer.
    & puis Cat Stevens quoi 🙂
    Joli blog Strum.
    ++

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  2. Martin dit :

    Ola amigo ! Bon, tu as gagné ! J’ai lu deux paragraphes et je me suis arrêté, le temps de voir le film. J’espère avoir prochainement l’occasion de revenir te donner mon avis… après avoir lu la suite de ta chronique.

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  3. tinalakiller dit :

    Ce film est merveilleux, tu as bien su le décrire ! C’est vrai qu’on retient (le « on » étant très général) un peu trop l’histoire d’amour hors norme alors que c’est bien plus que ça, c’est une ode à la liberté et au bonheur personnel. Et hélas, ferait-on actuellement un tel film de la part d’un gros studio ? Pas sûre…

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    • Strum dit :

      Merci Tina, un antidote parfait à la morosité ambiante en effet.

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    • Anonyme dit :

      Heureusement non, on n’a plus le droit de faire ce genre de chose QQ et sirupeuse !

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      • Strum dit :

        Bonjour, « culcul » ou « sirupeux » (soit, sucré, doux, lénifiant), cela ne convient guère à ce film qui se moque de toutes les figures d’autorité (policier, Etat, prêtre, armée, mère, etc.) et de toutes les conventions de la Société et prône de tout envoyer en l’air pour partir sur la route. Quant au geste final de Maude…

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  4. chonchon44 dit :

    Dire que je ne l’ai toujours pas vu. Il va vraiment falloir que je comble cette lacune…

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  5. Film revu il y a six mois et qui tient formidablement bien la route. Hymne à la vie, à la liberté et les superbes chansons de Cat Stevens. Indémodable. Hal Ashby est le réaiisateur le plus méconnu du nouvel Hollywood et il mérite davantage. Autre perle à redécouvrir du même ; la Dernière Corvée.

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  6. Florence Régis-Oussadi dit :

    Je viens de le revoir. Je pense que je manquais de maturité à l’époque où je l’ai découvert. Il m’avait déconcerté. Mais je pense qu’il faut avoir un peu vécu pour l’apprécier pleinement, de même que c’est l’expérience de la guerre et des camps de la mort qui a donné à Maude un tel appétit de vivre et une telle liberté. Les artistes juifs issus de la Mitteleuropa qui ont vu leur monde s’écrouler comme Billy Wilder et Stefan Zweig ont su à leur manière incarner ce paradoxe. Billy Wilder pouvait donner de la joie quand il avait des idées suicidaires (c’était son état d’esprit quand il a réalisé « Certains l’aiment chaud ») et Zweig s’est suicidé après avoir écrit un livre dans lequel il disait que seuls ceux qui avaient connu le meilleur et le pire avaient vraiment vécu. Maude porte le même héritage et elle le transmet à Harold.

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    • Strum dit :

      C’est juste ce que vous dites. J’aime beaucoup ce film subtil et Hal Ashby, un cinéaste oublié aujourd’hui hélas. Cela dit, s’agissant de Zweig, il y a quelque chose qui me gêne dans son suicide, c’est le fait qu’il y ait entrainé sa jeune épouse qui n’avait pas autant vécu que lui

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  7. florence Régis-Oussadi dit :

    C’est vrai mais je pense que le contexte joue beaucoup. Il y avait de quoi désespérer en 1942. Et les femmes semblaient écrasées par l’aura de ces grands artistes. J’aime beaucoup Arthur Koestler, issu du même terreau (il était hongrois mais de langue allemande et presque du même âge que Wilder) et je sais qu’il a tenté de se suicider plusieurs fois pendant la guerre sans compter le nombre de fois où il a échappé à la mort. C’était un aventurier idéaliste ce que n’était pas Zweig mais je crois qu’il a fini par se faire euthanasier lui aussi avec sa femme. Je pense que c’est un réflexe très archaïque de possessivité que d’entraîner sa femme dans la mort puisqu’on le trouve dans certaines traditions (en Inde par exemple avec le sati) qui aujourd’hui fort heureusement n’a plus cours, même s’il reste du chemin à parcourir pour que les femmes aient droit à une identité pleine et entière (il y a des exceptions bien sûr mais l’appartenance à un genre infériorisé reste un boulet et le patriarcat est loin d’être mort.).

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    • Strum dit :

      Oh moi aussi pour Koestler et Le zéro et l’infini est un livre qui m’a marqué. Je ne savais pas pour son suicide mais au moins sa femme n’avait pas la jeunesse de celle de Zweig qui avait encore toute sa vie à vivre – ce dernier aurait du dissuader sa femme de l’accompagner dans son geste à tout prix. Pour en rester à la Mitteleuropa, je préfère aujourd’hui Joseph Roth et Sandor Marai à Zweig (à l’exception du sublime Lettre d’une inconnue).

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  8. florence Régis-Oussadi dit :

    Je viens juste de voir l’adaptation de « Lettre d’une inconnue » de Max Ophuls avec Joan Fontaine et Louis Jourdan que j’ai trouvé très réussie. De Zweig j’aime aussi beaucoup « La confusion des sentiments ». Je ne connais pas les auteurs que vous citez, je n’avais jamais entendu parler du deuxième Sandor Marai. Je connais Joseph Roth juste de nom.

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    • Strum dit :

      Je ne saurais trop vous conseiller de découvrir Joseph Roth et Sandor Maraï. La Marche de Radetzky du premier est un des chefs-d’oeuvre de la littérature du XXe siècle (dans la liste de mes livres préférés sur ce site) et Le Poids de la grâce ou La Crypte des capucins sont très beaux aussi. De Maraï, des livres comme L’héritage d’Esther (très court en plus celui-là) ou Métamorphoses d’un amour sont remarquables mais il y en a d’autres.

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