The Ghost Writer de Roman Polanski : paranoïa et pièce de puzzle manquante

The Ghost Writer

The Ghost Writer (2010) de Roman Polanski, qui raconte l’histoire d’un nègre littéraire (ghost writer ou, dans le langage anglais courant, ghost) chargé de rédiger les mémoires d’un ancien premier ministre anglais et qui découvre ce faisant un secret d’Etat, est tout entier résumé dans le plan ci-dessus. Regardons-le de près. Un homme lit seul à son bureau en buvant un café. Mais est-il vraiment seul ? Peut-être pas, suggère la composition du cadre, qui est découpé en son milieu par une ligne verticale divisant l’espace entre un lieu privé et rassurant à gauche, et une étendue déserte à droite révèlée par une grande baie vitrée. Or, cette baie vitrée est transparente, et telle que capturée par le cadre, elle donne l’impression de n’offrir aucune protection à l’homme assis, de le livrer au regard d’un monde extérieur d’autant plus sournois qu’il parait désert ou indifférent de prime abord. C’est la vision du monde, imprégnée de paranoïa, d’un créateur sur ses gardes, qui divise en deux l’univers, entre un for intérieur qu’il veut protéger et un monde extérieur qui l’observe, et dont l’oeil le poursuivra, croit-il, jusque dans la tombe. Le reste de The Ghost Writer est à l’avenant, qui multiplie les images de regards indiscrets dans les rétroviseurs de véhicules, d’intrusion de manifestants dans l’habitacle d’une voiture, d’hélicoptère filmant l’intérieur d’une maison ou de regards ironiques qui paraissent dire qu’ils savent déjà tout de vous.

The Ghost Writer s’inscrit donc parfaitement dans le cadre de la filmographie de Roman Polanski, qui explore le monde en posant une question récurrente : la crainte ou la paranoïa naturelle du personnage principal se justifie-t-elle, a-t-il des raisons de craindre pour sa vie ou est-il un malade victime d’hallucinations ? Cette cohérence thématique trouve son reflet formel, son identité visuelle, dans la mise en scène des meilleurs films de Polanski (Rosemary’s baby (1968), Chinatown (1974), Le Locataire (1976)), où chaque plan semble être à sa juste place, mais où leur composition et leur assemblage laissent deviner que quelque chose ne va pas, qu’il manque une pièce au puzzle, qu’une menace extérieure rode, qui se devine dans les lignes de fuite des couloirs et des cages d’escalier ou se cache derrière les armoires ou les murs des appartements. Si The Ghost Writer ne reprend pas tous les motifs visuels de Répulsion (1965), Rosemary’s Baby ou Le Locataire, et n’en possède pas la force expressive, la maitrise formelle de Polanski y reste frappante, comme le montre le plan mis en exergue ci-dessus. Les cadrages du film sont le plus souvent immobiles et l’absence de mouvement de caméra intempestif donne aux plans une fixité semblant conférer des semelles de plomb au personnage du ghost writer, qui voit les évènements avancer plus vite que lui et qui se retrouve pris au piège – la dimension paranoïaque du récit s’en trouve renforcée.

Par rapport à d’autres films de Polanski, la paranoïa s’exerce dans The Ghost Writer moins sur un plan individuel, que sur un plan géo-politique, aux dépens des Etats-Unis, décrits comme un Etat malfaisant, dans la lignée des théories du complot. Ce transvasement d’une paranoïa inviduelle vers une paranoïa politique n’est pas sans effet : dans Le Locataire, par exemple, Polanski parvenait à la fois à souligner la paranoïa du personnage, en tant que pathologie propre, et à démontrer grâce à l’ambiguité de la mise en scène que cette paranoïa pouvait aussi se prévaloir de l’hostilité réelle de certains personnages de l’immeuble. Au contraire, la mise en scène à la ligne claire de The Ghost Writer (voyez comme la césure du plan ci-dessus est nette) ne laisse guère planer de doutes quant à l’interprétation du film (c’est sa limite), qui épouse certaines thèses complotistes en sollicitant l’assentiment du spectateur. Bien que le film fasse indirectement référence aux agissements des Etats-Unis (et d’Halliburton) pendant la guerre en Irak, avec le soutien de Tony Blair, on peut avancer l’argument qu’il s’agit ici pour Polanski moins de donner une leçon de géo-politique (elle serait simpliste) que de s’amuser à se venger virtuellement d’un pays avec lequel il a des comptes personnels à régler.

The Ghost Writer repose sur un  trio de personnages anglais interprétés avec beaucoup d’à-propos : Ewan McGregor est parfait en épigone naïf et imprévoyant de Tintin (imprévoyant et naïf car il a toujours  un coup de retard là où Tintin a toujours un coup d’avance), Pierce Brosnan apparait à la fois blasé et sincère, rendant ainsi relativement crédible les décisions politiques de son personnage, et le jeu d’Olivia Williams en femme de l’ex-ministre est subtil et jusqu’au bout difficile à déchiffrer. Le sens de l’understatement si anglais dont font preuve les personnages dans les dialogues ne contribue pas peu à la sobriété du film ; il se marie harmonieusement avec le caractère posé de la mise en scène. Enfin, le titre original du film (heureusement conservé pour sa sortie française) possède une élégance et un sens polysémique là aussi typiquement anglais qui laisse augurer de ce qu’il advient au personnage principal à la fin du récit (le dernier plan est très évocateur). On prend beaucoup de plaisir à voir ce film au scénario habile, le meilleur de Polanski durant les années 2000.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, cinéma anglais, critique de film, Polanski (Roman), est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

22 commentaires pour The Ghost Writer de Roman Polanski : paranoïa et pièce de puzzle manquante

  1. ClemiZone dit :

    Un superbe scenario qui vous emporte bien loin !
    Clemi

    J’aime

  2. Figurant désormais sur la longue liste des classiques signés Roman Polanski, « the ghost writer », porté par une musique envoûtante signée de notre frenchie Alexandre Desplat (abondamment pillée depuis), mérite largement son statut d’oeuvre majeure au regard de l’étude détaillée et pertinente que tu proposes. Les personnages des films de Polanski sont comme ceux des films de Woody Allen, bien souvent des décalques du réalisateur : grand apatride qui vit depuis son plus jeune âge dans une prison aux parois translucides, l’univers extérieur devenant source permanente d’intrusion, quant elle n’est pas tout bonnement une menace. Je me souviens dans ce film aussi de ce moment étrange où l’on voit un homme balayer les feuilles qui s’amoncellent sur la terrasse en plein vent : travail de Sisyphe qui illustre bien celui de l’homme qui se débat pour connaître la vérité. Les limites que tu évoques sont tout de même bien maigres à mon sens au regard de la parfaite maîtrise de la mise en scène. A noter également une des dernières apparitions à l’écran de l’immense Eli Wallach qui même furtivement épaissit un peu plus le mystère de ce « ghost writer ».

    J’aime

    • Strum dit :

      « Oeuvre majeure », je n’irai pas jusque là. Du point de vue de la mise en scène, c’est quand même moins fort et moins expressif que ses classiques – plus clair et moins vénéneux aussi. Reste que j’ai beaucoup aimé The Ghost Writer, et ce plan du balayeur dont tu parles montre que Polanski avait toujours dans ce film (son meilleur depuis Frantic) cette capacité à faire passer ses idées et ses angoisses dans la mise en scène. J’attends avec impatience le film sur l’affaire Dreyfus qu’il prépare.

      J’aime

      • princecranoir dit :

        Je trouve « Ghost Writer » supérieur à « Frantic » (qui n’en est pas moins un bon Polanski). Il est selon moi un jalon important de sa période récente (avec « le pianiste », qui est son film préféré).

        J’aime

        • Strum dit :

          C’est le meilleur film de sa période récente, c’est sûr – meilleur que Le Pianiste à mon avis, film très important pour Polanski, mais qui ne figure pas parmi ses meilleurs à mon sens. Je ne jurerais pas que Frantic est un film supérieurà Ghost Writer, car je ne l’ai pas revu depuis sa sortie, mais disons que c’était dans mes souvenirs le dernier très bon film du cinéaste avant The Ghost Writer.

          J’aime

  3. tinalakiller dit :

    J’ai un peu honte mais je me suis endormie au cinéma à sa sortie…

    J’aime

    • princecranoir dit :

      Du coup on ne te parle plus… 😉

      J’aime

    • Strum dit :

      Ah, c’est curieux Tina, parce que ce film a un excellent scénario qui tient en haleine, même si c’est par le mystère de son intrigue et non par ses scènes d’action. Effectivement, princécranoir a raison, il faut maintenant que tu le revois pour te faire pardonner. 🙂

      J’aime

      • tinalakiller dit :

        En fait, je me suis endormie et en me réveillant, quand la fin est révélée, bizarrement ça ne m’a pas surprise. Mais je ne suis pas aigrie et je suis prête à lui laisser une autre chance quand j’en aurai l’occasion 😉

        J’aime

  4. ornelune dit :

    Je place The ghost writer très haut dans la filmographie de Polanski, et de le qualifier d’oeuvre majeure ne me dérange pas, bien au contraire. C’est en plus un des Polanski auquel je prends le plus de plaisir ! Princecranoir le rappelle, quelle musique !

    Jeux politiques et course-poursuites, enquête folle menée par un personnage lambda à la dérive. Je profite d’une de tes notes les plus récentes : un équivalent pour Polanski de La mort aux trousses d’Hitchcock ? Comme sur le plan faussement confortable que tu as sélectionné et analysé : du vide naît l’angoisse… Vertige hitchcockien… Sans toutefois aller trop loin quant à la disparition des corps (quel trauma polanskien ?).

    J’aime

    • Strum dit :

      Hello Benjamin, il est clair que d’un point de vue formel, Hitchcock a beaucoup influencé Polanski, dans The Ghost Writer ou dans des films plus anciens. Je vois ce que tu veux dire avec ta comparaison, mais si je devais sélectionner un « équivalent » de La mort aux trousses (sommet formel et illustration des thèmes hitchcockiens clés) chez Polanski, je choisirais plutôt Chinatown, Rosemary’s baby ou le Locataire, qui font partie des sommets formels de Polanski et reflètent à mon avis encore mieux son trauma de l’enfermement et sa paranoïa.

      J’aime

      • ornelune dit :

        Je te suis tout à fait sur tes comparaisons, la mienne était davantage liée au plaisir pris devant le film ! Je me délecte moins devant Le locataire ou Rosemary… Bien qu’il s’agisse assurément d’excellents films.

        Plutôt que l’enfermement ou la paranoïa, le trauma timidement évoqué dans mon bref commentaire serait bien davantage à mettre en relation avec la disparition des corps (fascinant travail sur le hors champ dans Ghost writer) : les corps disparaissent brutalement dans le film comme ils ont pu disparaître brutalement durant l’enfance du réalisateur, ou plus généralement durant la guerre… Dans le film, c’est un motif lointain, décontextualisé, un collage peut-être à la manière d’un rêve, en tout cas l’interprétation me paraît valable, sans que je sois tout à fait sûr de la valeur à lui accorder.

        J’aime

        • Strum dit :

          Concernant le plaisir, je suis assez d’accord ave toi : The Ghost Writer est effectivement plus plaisant à regarder qu’un film comme Le Locataire (en revanche, Rosemary et Chinatown me semblent hors concours). D’accord également avec ta remarque sur la disparition des corps dans le film : ils disparaissent effectivement brutalement sans laisser de traces et on peut poser l’hypothese que ce n’est pas sans lien avec le trauma d’enfance de Polanski.

          J’aime

  5. 2flicsamiami dit :

    Excellente et passionnante analyse critique de ce que l’on peut considérer comme étant le dernier grand film du réalisateur (pas vu Venus À La Fourrure ceci dit). Tu rends justice à la vertigineuse dichotomie qui est à l’œuvre.

    J’aime

  6. Hyarion dit :

    J’avais découvert « The Ghost Writer » à l’époque de sa sortie en salles, en mars 2010. Mon avis sur ce long métrage, très positif, n’a pas changé depuis ce premier visionnage. Thriller politique riche en suspense, réalisé avec élégance par un grand cinéaste qui, assurément, n’a pas perdu la main en dépit des années qui passent, « The Ghost Writer » est à mes yeux un film brillant, efficace sur le plan narratif, bénéficiant d’un casting de grande qualité (je suis d’accord avec toi concernant l’à-propos de l’interprétation du trio de personnages principaux), et où on retrouve, avec un certain plaisir, un des sujets de prédilection de Roman Polanski : les espaces clos, propices à une ambiance oppressante et à une angoisse diffuse présentes durant tout le film, un zeste d’ironie pimentant savoureusement l’ensemble comme le cinéaste sait si bien le faire. Résultat : sans doute un des meilleurs films de Polanski, à mon sens du moins.

    Il se trouve que j’ai revu hier soir un autre film de Polanski, « La Neuvième Porte » (« The Ninth Gate »), que j’avais également vu au cinéma dès sa sortie, en 1999. Il est souvent de bon ton de passer un peu ce film à la trappe en le considérant comme mineur dans la carrière du cinéaste (notamment vis-à-vis de « Rosemary’s baby », pour ce qui est de la thématique satanique), mais plus le temps passe et plus je trouve personnellement qu’il vieillit bien. Je me souviens d’avoir été un peu déçu par la fin à l’époque, avec un dernier plan un peu frustrant, mais d’un autre côté, avec le recul, il était sans doute difficile de conclure autrement, sauf à entrer dans un registre un peu trop « premier degré » et/ou moralisateur. La musique de Wojciech Kilar est excellente, de même que la photographie, la direction artistique, et bien sûr la réalisation de Roman Polanski, avec toujours notamment cette ironie qui nous aide à avoir une part de recul sur ce que l’on nous montre, ce qui n’empêche pas d’être bon public par ailleurs.

    J’aime

  7. ornelune dit :

    Idem. The ghost writer est un film (majeur !) sur lequel je prends énormément de plaisir et La neuvième porte est également, avec son côté un peu grand-guignol dans certaines scènes (un dénouement à ne pas prendre trop au sérieux), tout à fait excellent. La neuvième porte est un divertissement pour bibliophile ésotérique !

    J’aime

  8. Ping : J’Accuse de Roman Polanski : l’affaire Dreyfus | Newstrum – Notes sur le cinéma

  9. Ping : Le grand jeu de Nicolas Pariser : grands romans et art de l’esquive | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire