Elle et Lui de Leo McCarey : un amour de la dernière chance

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Selon la belle formule de Jacques Lourcelles, Elle et Lui (An Affair to remember) de Leo McCarey (version de 1957) est un mélodrame avec des personnages appartenant (de prime abord) à la comédie américaine. Aussi le film commence-t-il comme une comédie romantique avant de devenir progressivement mélodrame. Elle et Lui raconte comment Nickie (Cary Grant) et Terry (Deborah Kerr) tombent amoureux pendant une croisière. Leur raison leur dicte que ce coup de foudre arrive trop tard : ils sont déjà fiancés et sur le point, chacun de leur côté, de faire un mariage qui leur assurera une sécurité financière pour le restant de leurs jours. Mais leur amour, qui se cristallise lors d’un magnifique intermède hors du temps chez la grand-mère de Nickie, est d’un ordre supérieur, celui de la foi (la foi en tant qu’espérance, mais aussi la foi du spectateur dans le pouvoir des images de cinéma). Pour le mettre à l’épreuve, ils se séparent et se donnent rendez-vous six mois plus tard en haut de l’Empire State Building, « the nearest thing to Heaven ». C’est un rendez-vous de la dernière chance, un amour de la dernière chance, pour eux qui ne sont plus si jeunes, pour Nickie et ses tempes argentées, pour Terry et son visage qui ne possède plus l’éclat particulier de la jeunesse. Ce qui arrive ensuite fait définitivement entrer le film dans le genre du mélodrame et appartient à la légende du cinéma.

Elle et Lui est un des plus beaux exemples de ce que le cinéma classique peut offrir : nous donner envie de croire que ce que nous voyons est vrai, qu’importent les invraisemblances du récit. Devant Elle et Lui, nous avons envie que Nickie et Terry se retrouvent et qu’ils surmontent les obstacles qui se dressent devant leur amour. Et nous sommes prêts à accepter qu’il faille un miracle pour cela, ce qui est le propre du mélodrame, miracle que laisse espérer la dernière scène. Cary Grant n’a jamais été aussi émouvant que dans ce film ; la distinction caractéristique de sa silhouette n’y est plus la représentation idéale du gentleman anglo-saxon mais un paravant affecté par les années derrière lequel il dissimule sa douleur, ainsi dans cette scène où il se remémore sa grand-mère en entendant la musique qu’elle jouait au piano, ou dans la séquence finale lorsque ses paupières se ferment un bref instant devant le tableau reflété dans le miroir. Quant à Deborah Kerr, sa pudeur n’a d’égale que sa beauté. La bande son de Hugo Friedhofer et Harry Warren (pour la chanson A Love Affair) est magnifique et vous emporte à l’intérieur du film sur les ailes de la musique.

McCarey tourna une première version d’Elle et Lui (Love Affair) en 1939, avec Charles Boyer et Irene Dunne. Les deux films sont très similaires, que ce soit dans leur découpage, leur progression et leurs dialogues, avec cependant quelques variations : dans les angles de prises de vue qui mettent l’accent sur le personnage de Terry dans la première version, sur celui de Nickie dans la seconde ; dans le ton, plus vif et directe dans la première version, plus mélancolique et rétrospectif (comme l’indique le titre où il s’agit de se souvenir) dans la seconde, car McCarey, que la vie a éprouvé à travers un accident de voiture et la perte de sa grand-mère, se retourne sur le chemin de sa vie et se souvient, en demandant au cinéma de lui donner en imagination ce que la vie ne peut offrir : avoir une dernière chance, pouvoir défaire ce qui est advenu. Certains préfèrent la première version (dont Tavernier et Coursodon), d’autres la seconde. C’est à cette dernière que vont mes suffrages, peut-être à cause de son caractère mélancolique. Ce sont aussi les acteurs qui font la différence, par le rythme particulier que leur diction, leur maintien, impriment au récit ; c’est d’ailleurs pour voir son ami Cary Grant dans ce rôle qu’il aimait beaucoup que McCarey décida de réaliser un remake. Et à ce jeu là, il est difficile, même pour le toujours excellent Charles Boyer, de rivaliser avec la distinction du personnage de cinéma créé par Cary Grant, qui lutte ici contre les affres du temps. Et puis, les personnages étant plus âgés dans cette seconde version, leur amour devient une course contre le temps, contre les circonstances, bref contre la vie elle-même et c’est pourquoi le spectateur, qui aura lui aussi une dernière chance à saisir un jour ou l’autre, tient tant à leurs retrouvailles.

Strum

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21 commentaires pour Elle et Lui de Leo McCarey : un amour de la dernière chance

  1. modrone dit :

    Je n’ai pas vu la première version mais au moins trois fois la seconde. Une fausse légèreté, beaucoup de gravité pour un film magnifique.Très classe et si humain. Merci.

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  2. Strum dit :

    Merci à toi. Oui, c’est un film magnifique, devant lequel je finis les larmes aux yeux à chaque fois (des larmes de bonheur). La première version est bien aussi – Irene Dunne y est formidable.

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  3. homerwell dit :

    Bonjour Strum, voilà ce film découvert sur tes conseils donc, et je ne le regrette vraiment pas. La séquence chez la grand mère de Nicolas est vraiment superbe, picturalement, mais aussi sur la palette des sentiments exprimés, et grâce enfin à la chanson qui vient réunir le trio dans une belle communion. Magique.

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  4. Le couple formé par Cary Grant et Deborah Kerr est d’une élégance rare. Et tellement sympathiques en prime. Impossible d’oublier la visite chez la grand-mère, qui constitue un moment charnière dans le film, dans la mesure où il y aura « un avant » et « un après » dans leur relation. Un film qu’on ne peut qu’aimer, et a fortiori, que conseiller à ceux qui ne le connaissent pas encore. Ne passez pas à côté !

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  5. Strum dit :

    Merci de ton passage, Sentinelle. 😉 En effet, quel beau couple ils forment !

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  7. Pascale dit :

    La quintessence de la romcom même si finalement c’est un mélo.
    Mes suffrages vont aussi à cette version. Il faut trop d’indulgence pour voir Boyer et Dunne sans penser à Cary et Deborah ❤ tellement plus drôles, plus classe, plus glamour.
    Les 1ers sont juste bons.
    La scène où Cary entre dans la chambre et voit le tableau accroché au mur… sa façon de s’appuyer contre la porte et de fermer les yeux… est INOUBLIABLE. Il comprend tout, se reproche tout, on l’entend presque dire « quel con j’ai été… tout ce temps perdu ». Mais il ne dit rien et c’est un moment magnifique d’un acteur immense. Je peux voir et revoir cette scène sans me lasser. Je me suis toujours demandé qui de l’acteur ou du réalisateur avait eu cette idée toute simple et géniale de faire que simplement il sappuie, il vacille et ferme doucement les yeux…
    Puis se précipite vers elle…
    Evidemment le film ne se résume pas à cette scène magnifique. Le début très drôle, la parenthèse enchantée chez la tante (son regard à lui qui comprend qu’il l’aime sur elle qui prie) et toute la suite tellement angoissante : vont ils se retrouver ?
    Oui je sais je suis TRÈS fleur bleue.

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  12. lorenztradfin dit :

    Revu ce soir sur Arte…. en effet on y croit !

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