Colonel Blimp : L’homme déphasé de Powell & Pressburger

Série des films-mondes.

Kerr

Il est peu de films aussi inattendus, aussi uniques en leur genre, que Colonel Blimp (1943) de Michael Powell et Emeric Pressburger. Qui ne connaît pas le goût de la parabole de Powell et Pressburger et se fierait à certaines notices encyclopédiques évoquant une charge contre un militaire dépassé par les évènements, sera peut-être surpris de découvrir un film humaniste sur la condition humaine, qui échappe assez largement à la catégorisation.

Dépassant les contingences historiques, faisant fi des récriminations et même des tentatives de censure de Churchill et du ministère de la défense anglais qui ne pouvaient tolérer qu’un film sur une amitié entre un officer anglais et un officier allemand où le second s’avère plus lucide sur le péril nazi soit produit en temps de guerre, Pressburger et Powell livrent avec Colonel Blimp une réflexion sur la condition de l’homme déphasé, l’homme qui n’est pas de son temps. Clive Candy, le colonel Blimp auquel se réfère mystérieusement le titre, joué avec une humanité prodigieuse par Roger Livesey (son  plus beau rôle), est un homme qui vit en lui-même. Ses principes, sa qualité de gentleman possesseur d’un manoir de 18 chambres, tracent les frontières de son monde. Il est aveugle, il ne voit rien : ni l’amour lorsque Deborah Kerr, belle comme un ange, apparait pour la première fois dans sa vie, ni les rouages et les règles de la guerre telle qu’elle se livre au XXe siècle. A l’entendre, il vaudrait mieux perdre la guerre contre les nazis plutôt que la gagner au moyen de méthodes indignes. Tel est Clive Candy, dont les officiers plus jeunes se rient sous cape. Tel est Clive Candy pour qui « la guerre commence à minuit » si les parties en sont convenues, étant entendu qu’il lui parait impensable que l’une d’elles viole un tel accord. Tel est Clive Candy qui recherche partout le visage de la femme qu’il a perdue un jour sans duel parce qu’il est un gentleman. Tel est Clive Candy qui aime à la vie à la mort Theo (formidable Anton Walbrook), bravant les interdits qu’une telle amitié pour un officier allemand en 1938 ne peut manquer de faire naître. Cet homme fidèle en amour comme en amitié, c’est sa vie que le film nous montre quarante ans durant, avec Deborah Kerr et Theo en fil conducteur, et à coups d’ellipses visuelles géniales de Powell.

Tel était peut-être aussi le Colonel Blimp, héros de la bande dessinée éponyme dont « s’inspire » très librement le film. Mais là où la bande dessinée se moquait d’un officier réactionnaire et dangereux par ses erreurs de jugement, dont le ridicule faisait mieux rejaillir la compétence des jeunes officiers anglais, le Colonel Blimp est devenu aux yeux de Michael Powell et Emeric Pressburger le symbole de l’homme déphasé, qui n’appartient pas à son époque. Pressburger, dans son scénario pour le film, fait des faiblesses supposées de Blimp les qualités qui lui valent notre sympathie. Juif hongrois, un temps apatride, Pressburger décrit indirectement, à travers le prisme de Clive Candy et son ami Theo, l’homme de la Mitteleuropa qui voit l’ordonnancement de l’ancien monde disparaitre, qui est incapable de s’adapter au monde moderne, aux bouleversement liés notamment à la dissolution de l’Empire austro-hongrois au début du XXe siècle (coup de tonnerre politique et culturel), à cette vie de réfugié qu’a connue Pressburger (comme Theo fuyant l’Allemagne, qui raconte dans un poignant monologue du film la séparation d’avec ses enfants devenus nazis). On trouve dans Colonel Blimp (personnage janus, si peu anglais par son manque de pragmatisme et ses égarements et en même temps tellement anglais par son romantisme), l’ironie et la profondeur de vue de cette littérature d’Europe centrale désormais disparue, on y trouve l’amertume de l’exilé, on y ressent des émotions non feintes, comme celle qui submerge le spectateur lorsqu’il voit Deborah Kerr « réapparaître » dans un autre rôle…

Mais Powell et Pressburger ont puisé autre chose aux sources de la littérature : une approche romanesque du récit où toutes les libertés sont permises, tous les genres mélangés, où la comédie et le drame sont indissociables. Comme l’écrit Martin Scorcese, dans son introduction aux mémoires de Powell (Une vie dans le cinéma), « tout peut arriver » chez Powell et Pressburger. Ces deux-là possèdent le génie de l’invention. Voyez ce triomphe de l’imagination qu’est la première partie de Colonel Blimp. On y voyage dans le temps au sein d’un même plan, on y passe en quelques minutes d’un exercice militaire dans le Londres de 1940 au Berlin de 1903 où un héros de la guerre des Boers s’en va défier l’armée allemande pour les beaux yeux d’une gouvernante anglaise. S’ensuit un duel, dont les préparatifs sont longuement montrés par Powell pour mieux nous cacher le déroulement du duel lui-même et son issue. Et la belle gouvernante anglaise, contre toute attente, de tomber ensuite amoureuse de l’officier allemand, lequel devient le meilleur ami de l’officier anglais… Le voyage et le dépaysement qu’il procure, l’inattendu, sont le sel du cinéma de Powell et Pressburger. Les réalisateurs sont des voyageurs, et les plus grands d’entre eux sont ceux qui parviennent à nous donner le goût du voyage et du mouvement. Powell et Pressburger croient en l’infinie des possibilités du cinéma, à l’invention d’un monde différent de la réalité, même le plus improbable, où nous servent de guides des personnages rêvés et admirables. On perçoit dans les merveilleux cadrages du film et ses échappées picturales soudaines (à l’instar de cette caméra qui s’envole lors du duel des deux futurs amis), ainsi que dans les couleurs chatoyantes de la première partie du récit, où éclate la bienveillante nostalgie des auteurs pour un monde disparu dont ils ne se privent pourtant pas de railler le formalisme, les échos profonds de la tendresse que portent Powell et Pressburger à leurs personnages, et à Candy/Blimp en particulier.

Or, le monde que connait Candy vit ses derniers instants. De là naît le tragique du film, un tragique toujours allégé par l’ironie de Pressburger et l’élégance formelle de Powell, et la lucidité qu’ils avaient reçue en partage. Clive Candy est tragique parce qu’il symbolise l’impuissance de certains hommes à vivre dans un monde contemporain en perpétuelle mutation. En lui, réside un état d’esprit, peut-être hérité de l’enfance, qui lui fait voir la vie et les êtres au travers d’un voile tissé des illusions de l’ancien monde. Et s’il est juste d’interpréter la fin du film comme une acceptation par Candy du monde moderne, maintenant qu’il en devient simple spectateur, alors s’éclaire le mystère du titre original anglais du film (Life and Death of Colonel Blimp), qui évoque la « mort » de Blimp. Au bout de cette longue route que fut sa vie, peut-être que son ancienne façon de voir le monde meurt enfin. Il disparait alors en tant que symbole de l’homme déphasé, de l’homme vaincu, et cela aussi est tragique, car cet homme-là, impropre à la guerre moderne, meurt sans descendance.

C’est à cette aune qu’il faut comprendre le scandale que représenta ce film aux yeux de Churchill et d’autres en 1943 : Clive Candy s’est trompé toute sa vie certes, mais le spectateur l’aime justement parce qu’il s’est trompé avec tant de bonne foi, tant de constance ; il a pour lui la poésie des vaincus, celle qui vient et plait aux contemplatifs, qui s’abîment dans la contemplation des fleuves et des lacs, tel Candy à la fin du film voyant cette eau qui stagne et coule à la fois. C’est la vision d’une eau filante qui figure le changement et le passage du temps dans le film comme l’illustre le magnifique travelling du début au bain turc, flux que Candy tente d’arrêter pourtant, en cherchant à retrouver le visage de Deborah Kerr dans d’autres femmes, une Deborah Kerr éternellement jeune, éternellement belle (Kerr joue trois rôles dans le film, idée lumineuse que l’on doit à Pressburger et qu’il a peut-être trouvée dans La bien-aimée de Thomas Hardy). Candy est trop humain pour cette guerre : il ne connaît pas le culte de l’efficacité, il lui préfère la vie vécue comme un rêve, un rêve qui en vaut la peine surtout quand il prend les traits de Deborah Kerr (dont Powell était follement épris), bref la vie au cinéma, telle que la représentaient Powell et Pressburger.

En somme, sous couvert d’humour et d’ironie, Colonel Blimp nous montre le tragique de la condition humaine sous cet aphorisme là : lorsque l’homme suit le cours du temps et s’adapte, il est moins homme ; lorsqu’il reste lui-même et vit en dehors du monde, il est perdu pour son temps, mais il transcende sa condition et devient un personnage de poésie et donc de cinéma; le tout dit avec une grâce, une subtilité et une intelligence rares, au sein d’un film d’une richesse thématique et de ton inouïe. Inconcevable en temps de guerre ! Mais concevable pour tout admirateur de cinéma de toute chapelle et de toute époque.

Strum

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14 commentaires pour Colonel Blimp : L’homme déphasé de Powell & Pressburger

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  5. Carole Darchy dit :

    Enfin vu le Colonel ! Un très beau film, audacieux pour son époque et 5 personnages émouvants enfin 3, puisque DKerr en joue 3 … L’amitié de ces deux hommes m’a particulièrement touchée et c’est vrai que ce pauvre Candy est un doux rêveur. J’ai adoré les deux acteurs masculins : impossible de les départager tant leur duo est incassable.
    Deborah Kerr traverse ce film comme une fée, éternellement belle et jeune. Le film montre bien que quelqu’un proche de ce film en était amoureux, voulait l’immortaliser : Vous m’avez donné la clé ! Merci encore pour le conseil !

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  9. Pascale dit :

    ça y est je l’ai vu hier.
    Je ne serai pas aussi enthousiaste que toi mais je suis d’accord avec toi, ce film est unique, inattendu et ce matin les trois personnages (voire 5 puis que Deborah est triple, idée GENIALE car la voir disparaître serait néfaste au film) m’accompagnent encore tant on en a rarement vus de cette classe, de cette intelligence dans les films.
    C’est sûr que l’ellipse et le hors champ sont manipulés avec génie ici. La préparation du duel s’éternise et on ne le voit pas. On ne sait rien sur les « disparitions » des deux premières Deborah et la scène où Theo évoque ses fils invisibles aussi comme de « bons nazis » est bouleversante.
    Mon impression en demi teinte vient de la longueur du film, on « perd » trop souvent Deborah je trouve. Elle est la lumière du film. Et les dialogues vont à une telle vitesse que j’avais parfois du mal à suivre à la fois l’image et le texte. Et mon anglais n’est pas suffisant pour que je me passe des sous-titres.
    Les 3 acteurs sont extraordinaires et leurs relations sont magnifiques.
    Le maquillage de Robert Livesey est impressionnant. Je ne suis pas sûre de l’avoir jamais vu dans un autre film. Il est incroyable cet acteur.
    Je suis contente d’avoir vu ce film.

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    • Strum dit :

      Cela me fait plaisir que tu aies aimé et on est d’accord sur l’essentiel : c’est un film unique. C’est vrai que Deborah est la lumière du film et le fait qu’on ne la voit pas tant que ça la rend d’autant plus précieuse. Roger Livesey est fantastique. Tu peux le revoir dans deux autres grands Powell & Pressburger : Je sais où je vais et Une question de vie et de mort.

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  10. J.R. dit :

    Je l’ai revu hier soir, il n’était plus assez complet dans mon esprit, il ne me restait que quelques fragments éparses.
    Le moment le plus réussi pour moi, est Ophulsien, c’est celui où trajectoire quitte le lieu du duel et rejoint Deborah Kerr dans son carrosse. On découvre hors champs les conséquences du duel, après avoir assisté longuement à tous les préparatifs.
    Tu décris très bien ce personnage fidèle à une vison romanesque de l’époque victorienne, au prix ne perdre un certain relief psychologique, Clive Candy a un côté Tintin, la guerre est aussi en hors champs psychologue, il ne semble porter aucune blessure intime de ses campagnes militaires.
    Je persiste à penser que Emeric Pressburger est trop sous-estimé au profit de Michael Powell, il y a quelque chose d’austro-hongrois dans les péripéties et les images de leurs films. Une excentricité toute viennoise.
    Je ne sais pas si c’est dû à un laboratoire britannique, à une pellicule technicolor particulière, mais il y a une texture particulière dans les films du duo à cette époque. L’édition restaurée est trop lissée en revanche.
    Deborah Kerr est la moins star des grandes actrices d’alors, il se dégage quelque chose de très pur chez cette femme, et il n’est pas étonnant qu’elle ait été plusieurs fois sœurs dans sa carrière.
    Très étrange personnage que l’épouse qu’elle incarne, qui n’est pas réelle, et semble cacher quelque chose, c’est le contraire ici de chez Bunuel, où deux actrices incarnaient un même personnage. Je crois que si j’avais été scénariste du film, je ne lui aurais pas permis d’épouser la double de sa bien-aimée… Une belle réussite, avec Je sais où je vais le sommet des deux réalisateurs, pour moi. Une question de vie ou de mort vient juste après, que je préfère au Narcisse noir et aux Chaussons rouges, deux autres films remarquables…

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    • Strum dit :

      C’est leur sommet pour moi car il y a quelque chose d’indéfinissable dans le film et qui n’appartient qu’à eux. Moi aussi je tiens toujours à mettre en avant le rôle de Pressburger. Powell y tenait lui-même énormément. L’idée des trois femmes identiques, c’est une idée de Pressburger par exemple. Peut-être à l’attention de son ami Michael qui était tombé fou amoureux de Deborah Kerr. Comme tu dis, de toutes les grandes actrices du cinéma classique, c’est elle qui a le plus représenté l’innocence ou la pureté. Sinon, j’adore je sais où je vais aussi. J’aimerais bien le revoir.

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