Un ami viendra ce soir… de Raymond Bernard : un asile d’aliénés dans la guerre

Pendant une guerre, le monde se fait asile d’aliénés. Comment appeler alors les malades mentaux des cliniques qui n’ont pas de rêves sanglants ? C’est ce genre d’observation qui préside au très beau Roi de coeur de Philippe de Broca, où les résidents d’un asile investissent un village du nord de la France en 1917. Le début d’Un Ami viendra ce soir … (1946) de Raymond Bernard, où un Michel Simon à la barbe de prophète disserte sur le jour où ce sont ceux qui font le mal que l’on prendra pour des anormaux, fait espérer un conte de même calibre où le soldat est le fou et l’aliéné le sage.

Il s’avère que les intentions de Raymond Bernard et de son scénariste Jacques Companeez sont autres puisqu’ils racontent l’histoire d’un réseau de la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale, à la tête duquel se trouve le mystérieux Commandant Gérard, chef du Maquis des Alpes, qui use d’un asile d’aliénés comme d’une couverture à ses activités. Au milieu des vrais fous, s’en trouvent des faux qui sont résistants, et une jeune femme juive qui se cache également.

Le père du cinéaste, Tristan Bernard, fut interné à Drancy, son frère au camp de Compiègne dont il tira un témoignage sur les conditions de détention des juifs, son neveu déporté à Mauthausen dont il ne revint pas. On juge combien ce film, réalisé au sortir de la guerre, devait être important pour le réalisateur des Croix de bois, qui passa une partie de la guerre dans le maquis du Vercors, et pour son scénariste Companeez, juif également. On y trouve d’ailleurs quelques trop rares images d’un lyrisme soudain, où les hommes du maquis descendent de leur montagne sous une lumière d’aube pour chasser l’envahisseur allemand. Retentit alors le Chant de la délivrance et ses paroles de liberté.

Hélas, le film pâtit terriblement, et de façon irréversible même, d’un surjeu constant des acteurs, entre cris et théâtralité, les malades (vrais ou faux) rivalisant de grimaces tandis que les soldats allemands hurlent comme des loups à chacune de leur apparition, ce qui finit progressivement par désamorcer le tragique des scènes pour les rendre toutes semblables, faute de contrôle suffisant par le cinéaste de la gamme des émotions. La tendance, parfois, à une certaine théâtralité me semble marquer les limites de Bernard en tant que cinéaste, mais elle est ici décuplée. Cette espèce de rage qui semble saisir le film dans certaines scènes relevant quasiment de l’hystérie collective peut se comprendre, et nous qui regardons depuis aujourd’hui ne pouvons bien juger sans doute. Bernard et Campaneez auront eu à coeur de faire passer dans un déversement de pulsions l’expression de la souffrance passée – toujours présente car impossible à oublier. Mais mis à part Michel Simon et surtout Saturnin Fabre, qui par leur prodigieux talent de cabot parviennent à sauver leurs scènes, et à la rigueur Marcel André dans le seul rôle sobre du film, celui du chef de la clinique, voire Louis Salou, aucun acteur ne m’a paru vraiment crédible, Madeleine Sologne s’avérant particulièrement peu convaincante dans le rôle de la résistante juive. Un film fort décevant à mes yeux – qui a peut-être subi du temps certains dommages.

Strum

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4 commentaires pour Un ami viendra ce soir… de Raymond Bernard : un asile d’aliénés dans la guerre

  1. princecranoir dit :

    Décevant donc, c’est bien dommage. Je ne connaissais pas l’histoire de la famille Bernard, qui donne un relief particulier à cette histoire. Grand merci pour ces précisions qui éclairent le cinéaste d’un jour neuf à mes yeux.
    Très envie de le découvrir malgré tout.
    Je me souviens de la blonde Madeleine Sologne dans « l’Eternel Retour », un rôle qui lui valut un succès incroyable sous l’occupation. La voir parmi les traqués de ce film résonne étrangement aussi.

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    • Strum dit :

      Oui, à découvrir néanmoins, tu connais mon point de vue : chacun doit se faire sa propre opinion. L’histoire de la famille Bernard était une des raisons pour lesquelles le film m’intéressait. Peut-être en attendais-je trop.

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  2. Jean-Sylvain Cabot dit :

    j’ai bien aimé le film pour ma part. et on pense évidemment au trés beau Roi de Coeur de De Broca. La « théâtralité » du jeu des acteurs ne m’a pas gêné et correspond sans doute à la vision de l’époque sur les aliénés. Par contre m’a en effet perturbé l’outrance et l’hystérie des allemands. Vision de l’époque, souvenirs…? J’ai beaucoup aimé la prestation de Louis Salou. Un film sans doute daté mais tout à fait recommandable.

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    • Strum dit :

      Tant mieux si vous avez bien aimé. Louis Salou est l’un des moins hystériques en effet, et son personnage fonctionne globalement – merci de le mentionner. Peut-être pour la vision d’époque des aliénés, mais elle est très préjudiciable au film à mon avis, le temps pouvant être un juge parfois sévère.

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